La Juive de Constantine (Théophile GAUTIER - Noël PARFAIT)

Drame anecdotique en cinq actes et six tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 12 novembre 1846.

 

Personnages

 

NATHAN, riche marchand juif

MAURICE D’HARVIÈRES, lieutenant aux chasseurs d’Afrique

MOHAMMED BEN AÏSSA, chef de tribu kabyle

ALI BOU TALEB, autre chef de tribu

SAINT-AUBIN, colon français

DOMINIQUE, soldat aux chasseurs d’Afrique

LÉA, fille de Nathan

KADIDJA, sœur de Ben Aïssa

BETHSABÉE, nourrice de Léa

UN OFFICIER DE SPAHIS

DEUX RABBINS

UN KAOUADJI

DEUX KABYLES

UN NÈGRE MUET

SOLDATS et COLONS FRANÇAIS

SPAHIS

KABYLES

JUIFS

JUIVES

 

La scène se passe à Constantine et aux environs, dans les deux premières années de l’occupation française.

 

 

ACTE I

 

La place du Fondouk, à Constantine ; boutiques de chaque côté. À gauche, sur le premier plan, un café maure.

 

Scène première

 

DOMINIQUE, assis à la porte du café, HOMMES et FEMMES ARABES, JUIFS et JUIVES, SOLDATS et COLONS FRANÇAIS, circulant sur la place ou stationnant par groupes

 

DOMINIQUE.

Ouf ! quelle atroce chaleur ! Ce n’est pas un pays que l’Afrique, c’est un four... Si jamais je deviens bourgeois et propriétaire, je ne prendrai pas mes quartiers d’été à Constantine, bien certainement ! Une température d’œuf à la coque, c’est dur... surtout quand on n’a pour se rafraîchir que du café bouillant ! Enfin, n’importe, chacun doit à sa patrie son sang et sa transpiration...

Se levant.

Et puis, outre l’espoir d’être un jour maréchal de France, on jouit de l’agrément de se bûcher avec ces cocos-là... quand on les attrape !

Il montre les Arabes qui se promènent sur la place.

Sont-ils affreux, les brigands, avec leurs barbes de bouc, leurs yeux de braise et leurs teints de revers de bottes !... Faut-il qu’ils soient scélérats pour être si jaunes ! – Ah ça, mais ce damné Juif n’ouvrira donc pas sa boutique ? Voilà deux heures que le lieutenant Maurice d’Harvières, dont j’ai l’avantage de posséder la confiance et de brosser les habits, m’a mis en observation devant cet établissement, et il s’obstine à rester fermé ! Le propriétaire serait-il donc mort ?... Dire que dans cette niche, il remue les pierreries par écuellées !... Et il paraît que ce n’est pas là son plus riche trésor : on prétend qu’il a une fille à faire envie aux anges du bon Dieu... ou à rendre jalouses les houris de Mahomet, – façon de parler plus orientale... Sapristi ! le vieux circoncis se fait bien attendre ! Livrons-nous à la consommation, par contenance...

Appelant.

Aya ! Kaouadji ! moricaud !

Paraît un Maure.

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE KAOUADJI

 

DOMINIQUE.

Je voudrais bien prendre quelque chose de frais... de l’eau-de-vie, de l’absinthe ou du kirch... un petit verre de n’importe quoi...

LE KAOUADJI.

Bôno ! bôno !

Il rentre dans le café.

DOMINIQUE, le contrefaisant.

Bôno ! bôno ! Je suis sûr que ce paroissien-là se figure parler français !

Le Maure lui rapporte une tasse de café.

Encore du café ! Que le diable t’emporte !

LE KAOUADJI.

Bôno !

DOMINIQUE.

Tu n’as donc rien dans ton satané taudis ?... Pas de bière, pas de glaces, pas de limonade !

LE KAOUADJI.

Maka’ch... Kaoua, kaoua...

Il rentre.

DOMINIQUE.

Du café, du café... voilà la huitième tasse que je prends... Ça me rendra nerveux à la fin !

Il s’assied en grommelant.

 

Scène III

 

LES MÊMES, BEN AÏSSA

 

BEN AÏSSA, regardant la boutique du Juif.

Tout est fermé encore... et l’heure où s’ouvrent les boutiques du Fondouk est passée depuis longtemps... Léa ne paraît pas... Misérable fou que je suis ! je devrais m’en aller et ne jamais revenir... Un indigne amour que je n’ose m’avouer à moi-même me ramène ici, chaque matin, pour la voir briller, au fond de cette échoppe sombre, comme un soleil de beauté... le trahis ma religion... j’abandonne ma tribu, mes frères... Par Allah, c’est infâme ! Moi, Mohammed Ben Aïssa, un descendant du Prophète, épris de la fille d’un Juif immonde, d’un chien, qui me dédaigne !...

DOMINIQUE, à lui-même.

Voilà un gaillard qui considère cette devanture avec une mélancolie suspecte... serait-il préposé comme moi à l’observation de la boutique de Nathan ?... Je vais utiliser mon arabe et tâcher de faire causer ce Bédouin sentimental.

BEN AÏSSA.

Tenons-nous à l’écart... Que nul au moins ne soupçonne ce qui se passe dans mon âme !

DOMINIQUE, l’abordant.

Selam aleik !

Ben Aïssa ne répond pas.

Serait-il sourd, par hasard ? Crions plus fort... Selam aleik !

BEN AÏSSA, brusquement.

Bonjour !

DOMINIQUE.

Tiens, il parle français !

BEN AÏSSA, faisant mine de s’éloigner.

Adieu !

DOMINIQUE.

Tu es donc bien pressé, l’ami ?

BEN AÏSSA.

Je ne suis pas ton ami.

DOMINIQUE.

Ça, c’est possible, puisque nous ne nous sommes jamais vus... mais on fait connaissance... Veux-tu fumer une pipe et prendre quelque chose avec moi ?

BEN AÏSSA.

Non.

Il se retire à l’écart.

DOMINIQUE.

Est-il peu sociable, ce sauvage-là ! Va, bête brute ! retourne au désert, c’est ta place... J’écrirai à tes parents qu’ils t’ont fièrement mal élevé.... Si ce n’était le conseil de guerre, qui m’oblige à la modération, je t’aurais donné une leçon de politesse !... Refuser une pipe et une demi-tasse, dans quel salon ça se fait-il ? Ma parole, il ne faut pas avoir le moindre usage du monde !...

Tumulte au fond.

Qu’est-ce qu’il y a là ?

L’on entend crier : Chien de Juif ! à bas le Juif ! Paraît Nathan, fendant la foule ; il est suivi de Bethsabée.

Ah ! c’est mon homme, enfin !

 

Scène IV

 

LES MÊMES, NATHAN, BETHSABÉE, portant quelques marchandises

 

NATHAN, aux Arabes du fond.

Pourquoi me poursuivez-vous de vos cris et de vos insultes ?... Arrière, misérables ! ou je me plaindrai au gouverneur !... « Chien de Juif ! » Ils n’ont que ce mot à la bouche... Mahométans et Chrétiens, c’est le seul point sur lequel ils soient d’accord... Et pourtant, j’ai le visage d’un homme ! un sang plus pur et plus ancien que le vôtre, celui des rois de Juda, coule dans mes veines... Ma religion date des Patriarches, et Moïse a devancé vos prophètes de plus de deux mille ans !...

La foule s’éloigne lentement. À lui-même.

Ô profonde abjection d’une race maudite ! Le crucifié aurait-il dit vrai ?...

Il reste un instant comme absorbé ; Ben-Aïssa l’observe de loin.

DOMINIQUE.

Filons avertir mon lieutenant de son arrivée... mais auparavant réglons nos comptes avec le moricaud... – Holà ! Eh ! de la bicoque !...

NATHAN.

Allons, Bethsabée, voici les clefs des chaînes et des cadenas... ouvre les volets, et dispose l’étalage...

DOMINIQUE.

L’autorité recommande de payer la consommation qu’on fait, sous prétexte qu’on est en pays conquis, et qu’il ne faut pas vexer les vaincus... Soyons généreux...

Au Kaouadji, qui se présente.

J’ai huit demi tasses et une pipe... Tiens, voilà quatre sous et ma bénédiction ! La illah il Allah !...

LE KAOUADJI.

Bôno ! bôno !

Il rentre ; Dominique sort en courant.

NATHAN, dans sa boutique, à Bethsabée.

L’heure du marché va bientôt sonner, dépêche-toi.

BETHSABÉE.

Oui, maître.

BEN AÏSSA, à lui-même.

Seul... il est venu seul, comme hier !... Je ne la verrai pas encore aujourd’hui, moi qui ne vis que pour le triste plaisir de l’apercevoir chaque jour un instant ! J’emporte cette image dans mon âme, et je m’enfuis plein de honte et d’amour !... Ô Léa ! ton absence assombrit pour moi toute la nature ! Il me semble que l’aurore ne s’est pas levée ce matin sur le monde... je me sens morne comme la tombe. – Je reviendrai ce soir... demain... ou plutôt, non, je ne reviendrai pas... J’arracherai de mon cœur cette passion criminelle, au risque de le briser et d’en mourir !

Il sort par la droite.

 

Scène V

 

NATHAN, BETHSABÉE

 

NATHAN.

Mets bien tout en ordre... les bracelets d’argent ici... les coffrets incrustés là-bas... de ce côté, les étoffes tramées d’or... C’est bien... Une autre fois, nous serons plus matineux, car j’ai bâte d’écouler ces marchandises... Je veux, puisque mes frères m’ont choisi pour un de leurs rabbins, liquider mes affaires et me retirer du commerce... J’ai peut-être manqué aujourd’hui de belles chances de vente... Mais il fallait d’abord aviser au mariage de ma fille... il est enfin arrêté. Je te dis cela, à toi, parce que tu es de la famille... Tu as nourri Léa, et le lait donné à l’enfant fait de la servante presque une mère...

BETHSABÉE.

Une mère ne l’aimerait pas d’un amour plus profond !

NATHAN, sortant de sa boutique.

Elle a perdu la sienne, et tu la remplaces... Aussi veille bien sur notre fille. Depuis quelque temps, je l’ai remarqué, elle est circonvenue d’obsessions inquiétantes. Ces Francs, pour qui troubler le cœur des femmes semble être la seule occupation de la vie, se montrent bien empressés autour d’elle ; et plus d’un qui me marchande une pierre fine ou un bijou d’or est plus occupé des yeux de la belle Juive, comme il l’appelle, que de ce qu’il achète... Il est temps que cela finisse ! Léa ne peut être la femme ni d’un Chrétien ni d’un Musulman ; race, religion, préjugés, tout s’y oppose. Celle dont les ancêtres ont leurs noms inscrits dans la Bible de Dieu, et régnaient en souverains sur la terre promise, ne doit contracter d’alliance ni avec ces barbares sans foi, ni avec ces grossiers fanatiques ! Aux uns comme aux autres, je rends haine pour mépris, et le Juif qu’ils couvrent d’insultes et de crachats ne voudrait pas pour gendre du plus noble d’entre eux !... – Maintenant Bethsabée, retourne à la maison, et ne quitte pas Léa d’un instant... Aie l’œil au guet, l’oreille tendue... Défie-toi de tout, c’est le plus sûr... Va !

BETHSABÉE.

Maître, vos ordres seront fidèlement exécutés, bien que je ne partage pas vos alarmes...

NATHAN.

Fais ce que je te dis.

Bethsabée s’éloigne.

 

 

Scène VI

 

NATHAN, puis MAURICE

 

NATHAN, rentrant dans sa boutique.

Il m’en coûte de me séparer de ma fille ; de ne l’avoir plus là, près de moi, comme un sourire sur ma vieillesse, comme un rayon sur ma tête blanchie... mais il faut m’y résigner... L’époux que je lui destine est sage et prudent... Dans sa maison fermée aux profanes, elle sera comme sous les tentes d’Abraham et de Jacob...

MAURICE, au fond.

Il n’a point amené sa fille... Se douterait-il ?... heureusement, je me suis ménagé un moyen de correspondance... Tâchons de ne laisser rien paraître... Chaque fois que ce vieillard fixe sur moi les yeux, il me semble qu’il a tout deviné...

NATHAN, l’apercevant, à part.

Voilà le jeune Franc...

MAURICE, l’abordant.

Eh bien ! Nathan, le portefeuille que je t’ai commandé est-il fini ? Mon chiffre y a-t-il été brodé ainsi que je le désirais ?

NATHAN.

Nathan avait promis pour aujourd’hui, et Nathan tient toujours sa parole... Voici ce portefeuille.

MAURICE, l’examinant.

En vérité, il est charmant et vient fort à propos pour remplacer celui que j’ai perdu dans le dernier combat contre les Kabyles... Quelle légèreté ont ces arabesques ! Léa, pour la broderie, surpasse les fées en adresse !

NATHAN.

L’ouvrage pourrait être plus mal fait ; mais beaucoup d’autres femmes, dans Constantine, exécuteraient de pareilles broderies sans exciter ton admiration... Tu es trop louangeur pour la fille d’un obscur marchand, d’un pauvre juif...

MAURICE, vivement.

Dis plutôt de mon bienfaiteur, d’un homme à qui j’ai les plus grandes obligations !

NATHAN.

Des obligations ?... Dieu sait comment tu voudrais les reconnaître !

MAURICE.

Moi !... quelle est ta pensée ?

NATHAN.

Écoute, je t’ai rendu un service, oublie-le... sois ingrat par reconnaissance, et ne me fais pas repentir de t’avoir secouru. C’est vrai, je t’ai relevé, derrière ma maison, à demi mort, presque écrasé par l’écroulement d’un pan de mur, lors de la prise de la ville d’Akhmet-Bey... Tes gémissements, couverts par le tumulte de l’assaut et le fracas de la fusillade, n’arrivaient pas jusqu’aux tiens, et tu serais mort là, à moitié enterré déjà, implorant en vain une goutte d’eau... Je suis venu ; j’ai, comme le bon Samaritain, versé l’huile et le baume sur tes blessures... Ma fille, qui connaît les antiques secrets des sciences de l’Orient, et les vertus des plantes auxquelles le soleil donne des forces réparatrices, a calmé la fièvre qui te dévorait... elle a fait envoler l’ange sombre, assis à ton chevet... Mais tu ne dois rien à ma fille... tu ne me dois rien à moi-même ; j’en eusse fait autant pour le premier venu... Appelle-moi chien, comme les autres, j’aime mieux cela... Traite-moi en ennemi, c’est tout ce que je te demande.

MAURICE.

Ah ! que dis-tu là ? jamais, au contraire, je ne pourrai te prouver assez ma gratitude, mon amitié !

NATHAN.

Dans ta patrie, je le sais, les Israélites, oublieux de la loi du Talmud, pactisent avec les Idolâtres ; mais ici, le Dieu de Moïse a des serviteurs plus fidèles, et il n’y a pas d’amitié possible entre un Chrétien et un Juif...

Tendant la main.

Ce portefeuille vaut trois douros.

MAURICE.

Les voici... Tu es vraiment cruel !...

NATHAN.

Maintenant, je t’ai dit ce que j’avais sur le cœur... Laisse-moi achever un travail qui presse.

Il se retire dans sa boutique et disparaît. Pendant cette scène et la précédente, le fond, du théâtre s’est peu à peu dégarni de monde ; on voit seulement, de temps à autre, passer quelques Arabes ou se former quelque groupe.

 

Scène VII

 

MAURICE, KADIDJA, voilée

 

MAURICE.

Homme impitoyable ! rien ne peut l’attendrir !... Hélas ! quels obstacles cet attachement à des préjugés de caste et de croyance ne doit-il pas apporter à mon amour pour Léa !...

S’éloignant de la boutique de Nathan.

Voyons si elle a glissé dans ce portefeuille le billet qui doit m’indiquer l’heure où nous pourrons nous voir...

Il cherche dans le portefeuille.

KADIDJA, qui jusque-là s’est tenue aux aguets, s’avançant de quelques pas, et à part.

En vain tu crois tromper tous les yeux, j’ai pénétré ton secret !...

MAURICE.

Rien ici... rien là... N’a-telle pu écrire, ou son père a-t-il soustrait la lettre ? Non, je la sens dans ce repli caché... la voici...

KADIDJA.

Une lettre ! je ne m’étais pas trompée.

MAURICE, lisant.

« Oh ! que le temps est long, quand tu n’es pas là !... et les occasions de nous voir sont si rares et si difficiles !... J’espère éloigner aujourd’hui Bethsabée pendant quelques instants. Dès que tu la verras passer devant ta maison, accours ! Je laisserai ouverte la porte qui donne sur le sentier du ravin... » Chère Léa !...

Il remet la lettre dans le portefeuille.

KADIDJA.

C’est un rendez-vous, sans doute... je le saurai !

Entre Saint-Aubin ; Kadidja s’éloigne à pas lents.

 

Scène VIII

 

MAURICE, SAINT-AUBIN

 

SAINT-AUBIN, du fond.

Le diable soit de Constantine et de ses rues !... Ah ! voici un officier qui pourra me renseigner...

Il descend la scène.

Eh ! mais je ne me trompe pas... c’est le lieutenant Maurice d’Harvières !...

MAURICE.

Saint-Aubin !

Ils se serrent la main avec effusion.

SAINT-AUBIN.

Cher ami !... Ah ça, vous êtes donc toujours en garnison dans ce nid de vautours ?

MAURICE.

Mon Dieu, oui, m’y voici encore... et je ne dis pas cela pour m’en plaindre...

SAINT-AUBIN.

Alors, vous pourrez me piloter... Figurez-vous que, depuis une heure, j’erre d’impasse en impasse, cherchant la demeure de l’intendant militaire sans parvenir à la trouver !... C’est un vrai labyrinthe que cette ville : on ne devrait s’y hasarder qu’avec un peloton de fil, comme le héros de la Fable, ou des cailloux blancs, comme le Petit-Poucet... Enfin, je vous rencontre, Dieu soit loué ! c’est beaucoup mieux que je ne cherchais ! mais, d’honneur, je suis moulu... Tenez, mon ami, asseyons-nous là... nous causerons en prenant du café, si cela vous est égal...

MAURICE.

Comment donc... avec grand plaisir !

SAINT-AUBIN, après avoir fait un signe au Kaouadji.

Brave Maurice !... Ah ! j’ai bien souvent pensé à vous ! Depuis dix-huit mois, le soin de mes affaires, les travaux de l’agriculture et un voyage que j’ai fait en France m’ont forcé d’interrompre nos relations... mais, Dieu merci ! j’ai la mémoire du cœur : je n’oublie pas que vous avez défendu ma ferme contre ces damnés Kabyles !

MAURICE.

Cela ne vaut pas tant de reconnaissance... Le sabre doit protéger la charrue, c’est tout simple.

Ils s’asseyent.

 

Scène IX

 

LES MÊMES, BOU TALEB

 

BOU TALEB, jetant un regard autour de la place.

On m’avait pourtant assuré que je le trouverais ici... Attendons.

Il va se coucher sur une natte, en face du café ; le Maure, après avoir servi Saint-Aubin et Maurice, lui apporte une pipe allumée.

MAURICE.

Vous cherchiez, m’avez-vous dit, la demeure de l’intendant ?

SAINT-AUBIN.

Oui... je voulais savoir s’il est vrai qu’un convoi militaire doit être prochainement dirigé du côté de Philippeville.

MAURICE.

Je crois, en effet, avoir entendu parler de cela.

SAINT-AUBIN.

S’il en est ainsi, j’attendrai, pour retourner à ma ferme, le départ de l’escorte ; car je dois emporter quelques valeurs, et les routes ne sont pas précisément pavées d’amis et d’honnêtes gens !

MAURICE.

Patience, mon cher Saint-Aubin, cela viendra ! La barbarie est en train de disparaître du monde... nous faisons une guerre civilisatrice et sainte !

SAINT-AUBIN.

Vous dites vrai... et nous autres colons, bien que notre rôle soit moins héroïque, nous n’en servons pas moins la cause de l’humanité... Chaque arpent de terre que je défriche fait reculer d’un pas vers le désert deux bêtes féroces : un lion... et un bédouin ! Et j’aime mieux cela que de cultiver des pois et des melons dans la banlieue de Paris !

MAURICE.

C’est cependant plus dangereux... mais je vous comprends, mon ami. Quant à moi, malgré ses fatigues et ses périls, j’aime la rude vie du soldat en Algérie... Dernier héritier d’un nom qui n’est pas sans lustre, jeune et libre de mes actions, j’aurais pu dépenser joyeusement en France la fortune que je possède, ou l’augmenter par des spéculations industrielles ; mais je préfère cette existence continuellement mêlée aux grands spectacles de la nature, remuée par de nobles et fortes émotions, soutenue par l’idée du devoir et de l’honneur. Si quelquefois mon cœur s’attriste des dures nécessités de la guerre, je me dis : « À cette place où tombe un Arabe, dix Européens peut-être eussent été égorges... » et j’agis avec fermeté, tout en plaignant l’héroïsme déployé dans une résistance inutile... Détruire pour édifier, telle doit être la mission de l’armée nouvelle !

BOU TALEB.

Maudit Chrétien ! tu n’auras pas aussi bon marché de nous que tu le penses... Tu m’es connu, et je saurai te retrouver !

SAINT-AUBIN.

Ainsi, grâce aux nobles idées qui vous soutiennent, dix-huit mois de nouveaux combats et de nouvelles fatigues ne vous ont point changé... je vous revois tel que vous étiez, content, heureux...

MAURICE.

Content, oui... heureux, ce serait trop dire... Mais, dans ce monde, qui ne désire pas quelque chose ?

 

Scène X

 

LES MÊMES, DOMINIQUE

 

DOMINIQUE, accourant.

Mon lieutenant...

MAURICE.

Ah ! c’est toi, Dominique ? que me veux-tu ?

DOMINIQUE.

Faites excuse si je viens vous déranger ; mais voici un ordre qu’on m’a dit de vous remettre, pour que vous ayez à vous tenir prêt...

MAURICE.

De quoi s’agit-il ?

DOMINIQUE.

Oh ! d’une promenade ! Nous escortons demain un convoi de munitions qui se dirige sur Philippeville...

Mouvement de Bou Taleb. Il se lève, et traverse le théâtre en écoutant.

SAINT-AUBIN.

Sur Philippeville ?

DOMINIQUE.

Oui... nous le conduisons jusqu’à El-Arouch... On sonnera le boute-selle au point du jour.

MAURICE.

Demain... Pourvu que je puisse voir Léa !

SAINT-AUBIN.

Parbleu ! voilà qui s’arrange à merveille ! Nous ferons route ensemble !

MAURICE.

Au fait, c’est vrai, nous voyagerons de compagnie. Je me réjouis de ce hasard !

SAINT-AUBIN.

Et ne vous embarrassez d’aucun rafraîchissement ; j’aurai à la disposition de votre soif de certaines bouteilles drapées qui tiennent l’eau à la glace... Je cours faire mes préparatifs... Dites-moi, pouvez-vous me donner ce brave garçon pour guide ?

MAURICE.

Certainement, prenez-le.

DOMINIQUE.

Bon ! me voilà cornac !

SAINT-AUBIN.

Allons ! sans adieu...

MAURICE.

À bientôt !

BOU TALEB.

À bientôt, tu l’as dit... nous nous reverrons, je l’espère ! Il entre dans le café. Saint-Aubin et Dominique sortent par la droite.

 

Scène XI

 

KADIDJA, MAURICE

 

MAURICE.

Rentrons vite... J’ai peur que Bethsabée ne soit déjà passée, et que Léa ne m’attende...

Il remonte le théâtre.

KADIDJA, l’arrêtant au moment où il va sortir.

De grâce, un mot... écoute-moi, par pitié !...

MAURICE.

Que veux-tu ? de l’argent sans doute !... Tiens, prends, et laisse-moi continuer mon chemin...

Il s’éloigne rapidement.

 

Scène XII

 

KADIDJA, seule

 

De l’argent ! à moi fille noble d’une race libre !... Pour qui me prend-il donc ?... Ah ! ma fierté se révolte à cette idée !... Il s’est éloigné sans laisser tomber sur moi un regard... Il me méprise !... Que dis-je ?... il ne sait même pas si j’existe... son amour pour une autre l’absorbe tout entier !... Mais d’un mot je puis me venger, je vais le faire... oui, oui, sur-le-champ !

Elle se dirige vers la boutique de Nathan.

Qui s’approche ?... mon frère !... Oh ! n’importe ! avant ce soir, le Juif saura tout !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

BEN AISSA, puis BOU TALEB

BEN AÏSSA, venant de droite.

Malgré moi, mon amour me ramène ! Ô Léa ! Léa ! dans quel abîme m’entraînes-tu ?... Est-elle enfin venue ?

Après avoir jeté un coup d’œil dans la boutique de Nathan.

Non... personne encore !

BOU TALEB, sortant du café et courant à lui.

Allah, soit béni ! Je te rencontre enfin, Mohammed ! C’est toi que je cherchais.

BEN AÏSSA, d’un air contraint.

Que me veux-tu ?

BOU TALEB, avec mystère.

Il se prépare des choses pour lesquelles nous aurons besoin de ton aide...

BEN AÏSSA.

Parle plus clairement.

BOU TALEB.

Une certaine fermentation règne dans les douars... Notre tribu médite une révolte contre les Français On n’attend que toi pour commencer les hostilités...

BEN AÏSSA.

Eh bien ! l’on attendra encore ou l’on commencera sans moi...

BOU TALEB.

Quoi ! tu refuses de te joindre à nous ?

BEN AÏSSA.

Tu l’as dit, je refuse... Une fois vaincus déjà, nous avons dû contracter un pacte avec ces Chrétiens... Attendons, au moins, pour le rompre, qu’ils nous fournissent un prétexte.

BOU TALEB.

Ne nous Font-ils pas offert ?... Ils avaient promis que nous trouverions, dans leurs villes, refuge et protection, et, chaque jour, quelqu’un des nôtres s’y voit insulté, frappé même, tu le sais !... Quand nous avons demandé justice du meurtre de Bou Marza, tué, l’autre mois, dans une rixe, aux portes de Constantine, qu’a répondu leur gouverneur ? nous a-t-il donné réparation ?

BEN AÏSSA.

Il a décrété qu’à l’avenir un pareil crime serait puni de mort...

BOU TALEB.

À l’avenir... Dérision !... Et tu oses le répéter de sang-froid ? l’indignation ne te monte pas au cœur ? Ce que l’on dit de toi est donc vrai ?

BEN AÏSSA.

Et que dit-on de moi ?

BOU TALEB.

Que la fréquentation de ces roumis t’a gâté... qu’infidèle à tes serments et à ton Dieu, tu es devenu l’ami des Français !

BEN AÏSSA.

Ils me laissent une place à l’ombre pour dormir, et à la mosquée pour prier...

BOU TALEB.

Honte et malheur ! c’est un descendant du Prophète, le vaillant cheik Ben Aïssa, que j’appelais mon ami, dont je m’honorais d’épouser bientôt la sœur, c’est lui qui se résigne ainsi à la domination étrangère !

BEN AÏSSA.

Dieu le veut ! Les Chrétiens sont les plus forts... obéissons à la fatalité.

BOU TALEB.

Ils sont les plus forts ! et voilà pourquoi tu abandonnes tes frères, les vrais croyants ? pourquoi tu refuses de suivre l’étendard de la guerre sainte ? Traître et lâche !

BEN AÏSSA.

Bou Taleb !...

Il va pour s’élancer sur lui et se rassied soudain.

Tiens, laisse-moi en repos !

BOU TALEB.

Soit nous nous battrons sans toi.

BEN AÏSSA.

Vous battre ! et vous n’avez ni poudre ni fusils !

BOU TALEB.

Nous en aurons bientôt, je l’espère... Un convoi de munitions part demain de Constantine pour Philippeville... il ne dépassera pas le ravin des Tou-Miett !

BEN AÏSSA.

Eh bien, bonne chance !

BOU TALEB.

Oui, qu’Allah nous soit en aide ! car celui qui commandera l’escorte a déjà tué impunément plus de vingt de nos frères, les plus beaux, les plus braves ! Puisse ma balle rencontrer sa poitrine ! Le sang des morts crie vengeance contre ce Maurice d’Harvières !

BEN AÏSSA.

Maurice d’Harvières, as-tu dit ?

BOU TALEB.

Lui-même, qui là, tout à l’heure, a reçu devant moi un ordre de départ...

BEN AÏSSA.

Oh ! alors, oublie ce que je viens de te dire... oublie-le !... c’était une ruse, un mensonge...

BOU TALEB.

Est-il possible ?

BEN AÏSSA.

Oui, je hais, j’abhorre les Français !... Tu as raison, le moment est propice pour la révolte... nous aurons des armes, nous vaincrons ! Maurice d’Harvières !... Oh ! je serai demain au ravin des Tou-Miett Dou Taleb, tu peux compter sur moi !...

On entend sonner une cloche ; la foule envahit bruyamment la place du Fondouk ; Bou Taleb fait à Ben Aïssa signe de se taire.

 

 

ACTE II

 

 

Première Partie

 

L’intérieur de la maison de Nathan. Une cour dans le style moresque. À gauche, la baie d’un escalier ; du même côté, une petite porte ; à droite, la chambre de Léa ; près de la porte d’entrée, qui fait face au spectateur, est suspendu dans un étui de bois, suivant la coutume juive, on rouleau de parchemin contenant des extraits du Talmud.

 

 

Scène première

 

LÉA, BETHSABÉE

 

Au lever du rideau, Léa est assise et se tient immobile, dans l’attitude de la contemplation ; un ouvrage de broderie est tombé à ses pieds.

BETHSABÉE.

Encore plongée dans cette rêverie extatique où la vie semble s’arrêter... Quels mondes inconnus parcourt en ce moment sa pensée ?... Léa ! ma chère fille !

LÉA.

Ah ! c’est toi, Bethsabée... Je ne te voyais pas...

BETHSABÉE.

Vous paraissiez absorbée...

LÉA.

Oui, je songeais... je réfléchissais... Ah ! Bethsabée, je ne suis point heureuse ! Mon existence est triste : je me sens isolée... cette maison silencieuse comme la tombe me serre le cœur !... Hélas ! je n ai plus ma mère ! et Nathan, mon père, n’a pour moi qu’un amour qui ressemble à de la haine, tant il est sombre et farouche ! Jamais d’expansion, jamais de douces paroles... toujours un front soucieux, un maintien austère... Il croirait au-dessous de sa gravité d’adresser quelques mots indulgents à une pauvre jeune fille tremblante devant lui, et qui ne demanderait qu’à tomber dans ses bras... s’il les ouvrait.

BETHSABÉE.

Pauvre Léa !... Nathan est bon cependant...

LÉA.

Je le crois... mais ses profondes études sur la Bible et le Talmud, son fanatisme religieux, son aversion pour les Musulmans et les Chrétiens, occupent son âme tout entière... Il ne voit pas que je souffre, que je languis privée d’affections et qu’une incurable mélancolie me dévore !... – Quelle heure est-il maintenant ?

BETHSABÉE.

Quatre heures...

LÉA, à part.

Si tard ! Je me suis donc bien longtemps oubliée ?... Maurice doit attendre et si je ne me hâte...

Haut.

Bethsabée...

BETHSABÉE, qui se dirigeait vers la gauche.

Chère enfant ?

LÉA.

Je me sens malade : cet air de feu m’étouffe, mon sang brûle ma tête s’alourdit... L’autre fois, je m’en souviens, l’eau de cette fontaine thermale à qui les Romains ont creusé une voûte sous les rochers du Roummel, m’a procuré un véritable soulagement...

BETHSABÉE.

Je vais regarder dans la jarre s’il en reste encore...

LÉA.

Elle est vide... Tu serais bien bonne Bethsabée, de prendre cette jarre et de descendre au ravin pour m’en rapporter de fraîche...

BETHSABÉE.

Je ne demande pas mieux... mais je ne sais si je dois... Nathan m’a ordonné de ne pas vous quitter d’une minute...

LÉA.

Oh ! que je souffre !... Un cercle de feu étreint ma tête !

BETHSABÉE, après un moment d’hésitation.

Allons ! j’y cours... mais, du moins, ne sortez pas d’ici ne vous montrez pas dans la rue.

LÉA.

Je te le promets.

BETHSABÉE.

Je vais faire diligence, pour revenir plus vite.

Elle met la cruche sur son épaule et sort par le fond.

 

Scène II

 

LÉA, puis MAURICE

 

LÉA, la regardant s’éloigner et se levant.

Il va venir !... mon cœur bat... Ah ! douce angoisse ! tourment délicieux !... Pourvu que rien ne trouble cette heure si longtemps attendue... Oh ! personne ne le verra, et nul ne songe à surveiller cette porte, qui s’ouvre sur le rempart.

Écoutant.

Son pas... Dieu ! c’est lui ! il approche... le voici !

MAURICE, entrant par la porte de gauche.

Chère Léa !

LÉA.

Maurice !...

MAURICE.

J’ai vu passer Bethsabée, et j’accours !... Un voile de pâleur recouvre ta beauté... tes grands yeux ont un éclat humide... Tu as pleuré !

LÉA.

J’ai pensé aux obstacles qui s’opposent à notre union...

MAURICE.

Oui, les différences de religion et de caste, les préjugés de ton père...

LÉA.

On aurait peut-être pu espérer de les vaincre... mais maintenant...

MAURICE.

Eh bien ! que veux-tu dire ?

LÉA.

Que mon père a l’intention de me marier à Ben Rabbi, le fils d’un de ses coreligionnaires.

MAURICE.

Et tu acceptes ?

LÉA.

Ah ! Maurice, voilà un mot cruel !... qu’ai-je fait pour le mériter ?... Tu sais bien que je ne veux, que je ne puis être qu’à toi !

MAURICE.

Pardonne, chère Léa, pardonne à un mouvement de vivacité jalouse...

LÉA.

Va, ne crains rien... tous mes serments, je les tiendrai... J’oserai, soutenue par mon amour, affronter le courroux de mon père... je me jetterai à ses pieds, je lui dirai tout...

MAURICE.

Il ne sait donc rien encore ? Tu ne lui as même pas laissé soupçonner...

LÉA.

Non... L’effroi respectueux qu’il m’inspire a refoulé vingt fois le secret fatal de mes lèvres à mon cœur.

MAURICE.

Il faut pourtant bien qu’il l’apprenne.

LÉA.

Oh ! c’est que, vois-tu, sa colère sera terrible !... Dans ta patrie, les Juifs marchent confondus avec les autres ; mais ici, notre race forme un peuple à part, isolé, et qui, par cela même, a gardé sévèrement ses coutumes et ses préjugés antiques... Mon père surtout est rigide, inflexible... Tiens, regarde, ce parchemin que tu vois là suspendu...

MAURICE.

Eh bien ?

LÉA.

C’est le livre de la loi... Si je disais seulement à mon père que j’aime un Chrétien, il arracherait ce livre du seuil de sa maison profanée, et ce serait un arrêt de mort pour moi !

MAURICE.

Pauvre Léa !... si encore il était possible de différer cet aveu... mais non, il faut empêcher le mariage qui se prépare, et le seul moyen, c’est de tout révéler à ton père...

LÉA.

Je n’oserai jamais... son regard sombre me glace... Ô Maurice, toi qui es si brave, parle-lui, viens le trouver demain...

MAURICE.

Demain ?... par malheur, je ne le puis... j’accompagne un convoi jusqu’à El-Arouch, et je pars au point du jour.

LÉA.

Ô mon Dieu ! pourvu qu’il ne t’arrive aucun malheur ! ces défilés de montagnes sont si dangereux !

MAURICE.

Rassure-toi ; le pays est tranquille l’escorte nombreuse, et, si nous rencontrons des Kabyles, à coup-sûr ils auront plus à craindre que nous... Dès mon retour, je viendrai trouver Nathan, je te le promets... – Ah ! l’époque la plus heureuse de ma vie est celle où, blessé, mourant, je te voyais, tous les jours, pencher tes beaux yeux attendris sur ma blessure, hélas ! trop tôt guérie !

LÉA.

Je crois entendre Bethsabée... Adieu ; ne t’expose pas trop : ta mort serait la mienne !... Va... quoi qu’il arrive, la main de Léa ne se posera jamais dans celle d’un autre que Maurice !

MAURICE, après l’avoir embrassée.

Allons ! courage et bon espoir !

Il sort par la porte latérale.

 

 

Scène III

 

LÉA, BETHSABÉE

 

BETHSABÉE, entrant dès que Maurice a disparu.

J’ai marché le plus vite que j’ai pu ; mais le chemin est rapide et le soleil brûlant.

LÉA.

Ma bonne Bethsabée !

BETHSABÉE.

Nathan n’est pas rentré ?

LÉA.

Non.

BETHSABÉE.

S’il savait que je vous ai laissée seule...

LÉA.

Cette eau bienfaisante me remettra, je l’espère... Porte la jarre dans ma chambre, où je vais me retirer pour prendre un peu de repos

À part, tandis que Bethsabée porte la cruche.

et trouver dans mon amour la force de dire à mon père que je refuse Ben Rabbi... Maurice fera le reste.

À Bethsabée, qui revient.

Merci, chère nourrice, merci !

Elle entre dans sa chambre.

 

 

Scène IV

 

BETHSABÉE, puis NATHAN, suivi de NÈGRES et de SERVANTES chargés de marchandises

 

BETHSABÉE.

Ma pauvre maîtresse ! je lui crois le cœur plus malade que le corps... Depuis qu’il est question de ce mariage, sa tristesse redouble, sa pâleur augmente... Je doute fort que le gendre présenté par le père soit celui qu’aurait choisi la jeune fille... Ah ! voici Nathan qui revient.

NATHAN, à l’un des Nègres.

Montez ces paquets là-haut.

LE NÈGRE.

Oui, maître.

NATHAN, à un autre.

Toi, Yacoub, dépose là ce ballot... plus doucement donc, maudit muet !

Le Nègre fait signe que la charge était lourde.

C’est bon... va-t’en...

Tous les Serviteurs entrent dans la maison, excepté Bethsabée.

Bientôt, Dieu merci, je n’aurai plus à m’occuper de ces soins grossiers, et je pourrai me livrer tout entier à l’étude et à la religion

À Bethsabée.

Il n’est venu personne pendant mon absence ?

BETHSABÉE.

Non, maître...

NATHAN.

Où est ma fille ?

BETHSABÉE.

Dans sa chambre, où elle s’est retirée tout à l’heure. Elle avait l’air accablé, malade.

NATHAN.

Depuis quelque temps, sa santé m’inquiète.

BETHSABÉE.

Elle tombe parfois, comme je vous l’ai dit, dans des sortes d’extases dont la durée m’effraye... On dirait alors qu’elle n’appartient plus à la terre et que son esprit poursuit, dans un autre monde, une chimère invisible...

NATHAN.

Étrange ! étrange, en vérité ! Il doit y avoir là-dessous quelque mystère... Je vais la voir et l’interroger... Mais on frappe... regarde qui est là.

BETHSABÉE, entrouvrant la porte du fond.

Une femme voilée.

NATHAN, à lui-même.

Une femme arabe sans doute, car les Juives ne cachent pas leur visage... Que peut-elle me vouloir ?... N’importe...

À Bethsabée.

Fais-la entrer.

Après l’introduction de Kadidja.

Laisse-nous.

 

 

Scène V

 

KADIDJA, NATHAN

 

NATHAN.

Ce voile, qui recouvre-t-il ? une amie ? une ennemie ?

KADIDJA.

Regarde.

NATHAN.

Je ne te connais pas... Que me veux-tu ?

KADIDJA.

Je veux te rendre un service.

NATHAN.

Un service ? ceux de ta race ne sont pas habitués à nous vouloir du bien ; tu m’alarmes !

Avec un rire sardonique.

Un service de Musulman à Juif !

KADIDJA.

Ne raille pas, tu pourrais t’en repentir.

NATHAN.

Dis vite le malheur que tu as à m’annoncer.

KADIDJA.

Je viens, au contraire, pour en empêcher un.

NATHAN.

Allons ! parle... je t’écoute.

KADIDJA.

Ta fille...

NATHAN.

Hein ! Par le Dieu de Moïse ! prends garde à tes paroles !

KADIDJA.

À peine ai-je prononcé un mot, et voilà que ton rire sardonique et ton insouciance t’abandonnent !

NATHAN.

Poursuis.

KADIDJA.

Je suis sûre maintenant d’avoir un auditeur attentif... Ta fille est belle...

NATHAN.

Est-ce là le secret que tu venais me confier si mystérieusement ?

KADIDJA.

Attends. Léa est aimée d’un Français, d’un Chrétien...

NATHAN.

Oui... cette pureté de traits qu’elle tient de la noblesse de sa race l’a fait remarquer de plusieurs d’entre eux, je le sais... mais la foi religieuse, le sentiment de l’honneur sont assez haut portés chez nos femmes et nos filles pour que je n’aie rien à craindre des séducteurs...

KADIDJA.

Tu te trompes, vieillard... elle a écouté les perfides paroles de l’un d’eux...

NATHAN.

Léa ? ma fille ?

KADIDJA.

Elle l’aime...

NATHAN.

Calomnie !

KADIDJA.

Elle le lui a dit...

NATHAN.

Impossible !

KADIDJA.

Elle le lui a écrit...

NATHAN.

Tu mens !

KADIDJA.

Le mensonge habite sur les lèvres des Juifs et des Francs : il est inconnu aux nôtres... Je te répète que ta fille est la maîtresse du lieutenant Maurice d’Harvières !

NATHAN.

Maurice d’Harvières !... Léa, sa maîtresse ?

KADIDJA.

Je puis te le prouver.

NATHAN.

Oh ! non, non... tu ne le prouveras pas... c’est impossible... tu veux tenter mon courage !... Voyons, conviens que tu n’as pas de preuves, et je te pardonnerai ce jeu cruel !

KADIDJA, lui donnant un portefeuille.

Tiens, ouvre ce portefeuille...

NATHAN, le prenant.

Que je l’ouvre ?... Qui te l’a donné ? d’où vient-il ?

KADIDJA.

L’amant de ta fille...

Mouvement de Nathan.

oui, l’amant de ta fille l’a perdu dans un combat contre les gens de ma tribu ; c’est ainsi qu’il est tombé entre mes mains et que j’ai découvert le funeste secret...

NATHAN, hésitant à ouvrir le portefeuille.

Ô mon Dieu... mon Dieu... se pourrait-il que Léa... je ne puis le croire, et pourtant je frissonne, j’ai peur !...

Il tire vivement quelques papiers et y jette les yeux.

Son écriture !... des lettres d’elle !

Lisant avec un tremblement convulsif.

Malédiction !... elle l’aime !... c’est vrai ! c’est vrai !...

KADIDJA.

Eh bien ! tu vois...

NATHAN, cherchant à se contenir.

Oui... je vois qu’elle l’aime... en effet... mais elle n’est pas sa maîtresse... non, non... Léa n’a pas à rougir devant son père ni devant ceux de sa tribu...

KADIDJA.

Crois-tu donc que ces Français soient gens à respecter l’honneur d’une jeune fille qui se livre ainsi ? Ne se font-ils pas une gloire de séduire les femmes ?

NATHAN.

Léa est sévèrement gardée... elle ne s’est jamais trouvée seule avec cet homme.

KADIDJA.

Tu t’abuses encore : ce matin même, tu as vendu à Maurice un portefeuille brodé par ta fille, et contenant un billet où elle lui donnait un rendez-vous...

NATHAN.

Il n’y est pas venu... il n’aurait pu pénétrer dans cette maison...

KADIDJA.

Je l’en ai vu sortir tout à l’heure.

NATHAN.

Oh ! va-t’en ! va-t’en ! toi qui as amené ici le désespoir... toi qui viens de me déchirer l’âme... J’ignore quel motif t’a fait agir, mais je te maudis !

KADIDJA.

Quel motif m’a fait agir ?... À quoi te sert ta longue expérience ? ne l’as-tu pas déjà deviné ? Moi aussi, j’aime ce Maurice... je l’aime, et il me dédaigne !... comprends-tu ? je me suis vengée !

Elle sort.

 

 

Scène VI

NATHAN, seul

 

Ah ! je ne m’attendais pas à ce coup terrible ! Honte et désespoir ! Léa, ma fille, flétrie, déshonorée, perdue !... cette chaste gloire de mes vieux ans éclipsée à jamais !... Je voudrais en douter !... mais non, les preuves sont là, réelles, accablantes !... Pourtant, je ne puis croire de sa part à un oubli de toute pudeur... ce serait trop affreux !... – Allons ! je veux qu’elle s’explique... et si sa faute est irréparable, point de pitié, sa sentence est dictée !

Léa paraît.

C’est elle...

 

Scène VII

 

NATHAN, LÉA

 

LÉA.

Mon père, vous voilà !

NATHAN.

Oui... approche et écoute-moi !

LÉA.

Mon Dieu ! qu’avez-vous ?

NATHAN.

J’ai à te dire... qu’il faut conclure dès demain le mariage dont je t’ai parlé...

LÉA, à part.

Ciel !...

Haut.

Moi, vous quitter, mon père !

NATHAN.

Il est dit dans la Bible : « La femme quittera son père et sa mère pour suivre son époux. »

LÉA.

Je ne suis pas préparée à cette séparation.

NATHAN.

Le mari qui t’est destiné habite Constantine ; nous pourrons avoir de fréquents rapports... Que cette piété filiale ne t’arrête donc pas.

LÉA.

Mais je connais à peine ce Ben Rabbi...

NATHAN.

Ainsi, tu refuses ?

LÉA.

Non, mon père... mais...

NATHAN, éclatant.

Assez !... assez de mensonges et de fourberies !... Tu ne veux pas de Ben Babbi, parce que tu en aimes un autre !

LÉA.

Mon père... je vous promets...

NATHAN.

Pas de parjure !... Oserais-tu démentir ces lettres accusatrices ?...

LÉA.

Dieu !... qui les a trouvées ?

NATHAN.

Ah ! tu les reconnais donc !... Diras-tu maintenant que tu n’aimes pas ce Français, que tu ne t’es pas donnée à lui, malheureuse ?

LÉA.

Eh bien ! oui, je l’aime... ne me foudroyez pas sous votre courroux... je l’aime de toute mon âme !... Longtemps j’ai combattu cet amour ; mais il a été plus fort que ma raison, plus fort que mon courage ! Pourtant, je vous le jure, je n’ai pas oublié mes devoirs.

NATHAN.

Puis-je te croire, quand tu m’as si indignement trompé ?

LÉA.

Je vous ai donné le droit de douter de mes paroles, c’est vrai... Mais, par la mémoire de ma mère, je vous le répète, je suis encore digne de vous !

NATHAN.

Prouve-le donc en consentant à prendre, dès demain, l’époux que je t’ai choisi.

LÉA.

Ah ! mon père, ne m’y forcez pas... ce mariage...

NATHAN.

Eh bien ?

LÉA, hésitant.

Ce mariage...

NATHAN.

Parle donc...

LÉA.

Il est maintenant impossible !

NATHAN.

Impossible ?... Tu vois bien que tu mentais !...

Après un silence.

Allons... à genoux...

Prenant le rouleau de parchemin suspendu près de la porte d’entrée.

Le livre de la loi... Pour qu’il garde sa place au seuil de cette maison, il faut qu’elle soit purifiée !...

Revenant vers Léa, et lisant d’une voix émue.

« La fille coupable qui aura livré son âme et son corps à un Nazaréen ou à un Infidèle, sera chassée par ses proches, reniée par sa tribu, et regardée comme morte... On procédera, dans le temple, à ses funérailles, et vivante, elle aura nom inscrit sur la pierre du tombeau... »

LÉA.

Grâce ! grâce, mon père !... Ne m’infligez pas ce châtiment terrible... je ne l’ai pas mérité !... je pourrais franchir sans peur et sans remords le seuil de la chambre nuptiale !...

NATHAN.

Oses-tu bien le redire !... Ne t’es-tu pas condamnée toi-même en refusant d’accepter un mari de ma main ? N’as-tu pas crié, la rougeur sur le front : C’est impossible ?...

LÉA.

Oui, mon père ! mais non parce que j’aime Maurice, non parce que je me suis donnée à lui...

NATHAN.

Pourquoi donc alors ?

LÉA, se relevant.

Je suis Chrétienne.

NATHAN, reculant.

Chrétienne ! l’ai-je bien entendu ?... Oh ! non, cela n’est pas, cela ne peut pas être !...

LÉA.

J’ai dit la vérité.

NATHAN.

Je ne te crois pas ! tu es folle !... on ne saurait se donner à un dieu dont on ignore la loi... Pour consommer l’abjuration, il faut un acte solennel... tu es coupable par la pensée, voilà tout, n’est-ce pas ?

LÉA.

Non... Pendant les longues heures où Maurice, recueilli dans cette maison, se débattait entre la vie et la mort, le saint vieillard, le vénérable prêtre qui le veillait avec moi m’a instruite dans la religion du Christ et a versé sur mon front l’eau du baptême.

NATHAN.

Et ces murailles ne s’écroulent pas sur toi ! et je ne t’ai pas déjà tuée, à défaut de la foudre !... Oh ! ma race déshonorée en elle ! une telle apostasie, un tel scandale dans ma propre famille !... C’est un arrêt de mon que tu as prononcé, misérable ! Il faut que l’un de nous deux périsse, il le faut !

Tirant son poignard de sa ceinture.

Ce sera moi... ! je ne puis survivre à tant de honte !...

LÉA, lui arrêtant le bras.

Ah ! frappez, moi plutôt... mon père ! mon père ! je suis seule coupable !

NATHAN, à lui-même.

La frapper... le devoir me l’ordonne... et pourtant, c’est mon enfant, c’est ma fille !...

LÉA.

Qui vous retient ? Frappez ! frappez ! vous dis-je !... Puisque je dois renoncer à Maurice, je renonce à la vie, je veux mourir !

NATHAN.

Eh bien, donc, malheureuse ! viens, viens ! car je suis le rabbin Nathan, l’exécuteur de la loi !

Il entraîne Léa dans sa chambre ; la nuit est venue.

LÉA, en sortant.

Ô ma mère ! ma mère !

 

Scène VIII

 

BETHSABÉE, SERVITEURS, accourant avec des flambeaux, KADIDJA, paraissant à la porte du fond, puis NATHAN

 

BETHSABÉE, entrant.

Ô mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? un grand malheur sans doute...

Appelant.

Abdallah ! Yacoub ! Hassan ! au secours ! au secours !...

Montrant aux Serviteurs la chambre de Léa.

Par ici, par ici, courons !...

Nathan, qui paraît sur le seuil.

Maître, nous avons entendu des cris... et je n’ose vous interroger... Léa, votre fille ?...

NATHAN.

Je n’ai plus de fille !

KADIDJA, à part.

Que dit-il ?

BETHSABÉE.

Ciel ! ma chère maîtresse, mon enfant bien-aimée...

NATHAN.

Que l’on prenne le deuil... elle est morte !

KADIDJA, de même.

Oh ! je suis trop vengée !...

 

 

Deuxième Partie

 

La chambre de Léa. Porte d’entrée à droite, à gauche, une autre porte et une fenêtre grillée. La jeune fille est étendue au fond, sur un lit de parade, le visage caché par le voile mortuaire. À la tête du lit, une lampe allumée.

 

 

Scène première

 

NATHAN, DEUX RABBINS

 

PREMIER RABBIN, à Nathan, qui est assis à gauche.

Bien... bien, Nathan !... Tu supportes ce malheur avec une constance qui justifie le choix de tes frères.

NATHAN.

Oui, Dieu m a donné le courage.

DEUXIÈME RABBIN.

Il soutient ceux qui marchent dans ses voies.

PREMIER RABBIN.

Pauvre enfant ! c’est sa mère qui l’appelait au ciel... sa mère, hélas ! morte comme elle à vingt ans !

NATHAN.

Seigneur ! seigneur !

PREMIER RABBIN.

Ah ! malgré ta résignation, tu souffres... Épargne-toi de tristes soins et de nouvelles douleurs... Laisse-nous remplir notre devoir de rabbins...

NATHAN.

Non... non... ce pieux devoir, je le remplirai moi-même...

PREMIER RABBIN.

Adieu donc... puisque telle est ta volonté, et que tu veux passer seul cette veillée lugubre... Nous n’avons plus rien à faire ici... La lampe funéraire est allumée... ce vase contient la myrrhe et le cinnamome dont on parfume la couche des morts, et voici le sac rempli de terre de Chanaan que l’on met sous leur tête...

DEUXIÈME RABBIN, déposant le sac sur les marches du lit.

Puisse, sur ce chevet, Léa reposer en paix pendant l’éternité.

PREMIER RABBIN.

Quand tu auras accompli les rites nous reviendrons prendre le corps.

NATHAN.

Merci, mes amis, merci... Laissez-moi seul dans cette demeure que l’ange de désolation a visitée...

Les Rabbins sortent ; Nathan les regarde s’éloigner, puis se lève, et, après avoir fermé la porte avec précaution, s’approche du lit de parade.

 

Scène II

 

LÉA, NATHAN

 

NATHAN, découvrant la figure de sa fille.

Léa, relève-toi... Ils sont partis, et nul ne peut nous entendre...

LÉA.

Ô mon père ! que d’angoisses j’ai déjà souffertes !... Cet appareil funèbre me glace d’épouvante !

NATHAN.

Sentirais-tu faiblir ton courage ?

LÉA.

Non, non, ne craignez rien... je serai forte !

NATHAN.

Ce moyen est terrible... Moi-même, si coupable que tu sois, j’ai frémi d’horreur en cousant le linceul qui enveloppe un corps vivant... si je m’y suis résolu, c’est qu’il n’y avait pas d’autre manière de tout concilier... Notre loi veut que la fille qui a trahi sa religion et ses devoirs soit morte à jamais pour sa tribu, et qu’on lui élève un tombeau comme si elle avait réellement cessé de vivre... Mais malgré cette fiction, le nom de la répudiée n’en est pas moins flétri, et l’honneur de sa famille entaché ; la tribu seule est purifiée... Je n’ai pas eu le courage de vouer ta mémoire à l’infamie, de déclarer que ma race avait failli en toi... et par un mensonge coupable peut-être, que Dieu me le pardonne ! j’ai voulu à la fois sauver mon honneur public et t’épargner un opprobre éternel... Quand l’épreuve que tu t’es résignée à subir sera terminée... tu n’auras plus de père, je n’aurai plus de fille... nous serons désormais étrangers l’un à l’autre, et tu pourras aller, loin d’ici, cacher ta honte et ton amour !

LÉA.

Ô mon père, notre séparation ne sera pas éternelle, laissez-moi l’espérer... Nous nous reverrons en France, dans cette patrie des âmes libres, où tous les hommes sont égaux, où comme me l’a dit Maurice, l’amour et la charité les confondent dans une même religion...

NATHAN.

Je dois vivre et mourir parmi mes frères, avec mes vieilles croyances.

LÉA.

Si vous connaissiez Maurice, si vous saviez quel noble esprit, quel cœur généreux...

NATHAN, l’interrompant.

Assez ! Il ne peut y avoir rien de commun entre moi et cet homme... J’abhorre les Chrétiens, et celui-là plus que tous les autres.

LÉA.

Que vous êtes cruel !

NATHAN.

Je ne suis que juste... Puis-je oublier qu’il a ravagé ma vie, ôté l’espoir de ma vieillesse ? N’est-ce pas lui qui t’a perdue et qui nous impose à tous deux le triste sacrifice que nous accomplissons ?

LÉA, comme se parlant à elle-même.

Hélas ! il va partir ignorant à quoi je me résigne.

NATHAN.

Son absence me permet de n’avoir en tout ceci, d’autre confident que moi-même, de rester le seul maître de mon secret, jusqu’à l’heure où tu te réveilleras dans le caveau funèbre... La main étrangère où étaient tombées les lettres qui t’accusent est maintenant désarmée, puisque je les possède, et devant tous, je renierais ta faute, comme je te renierais toi-même !... Allons voici le jour... Jusqu’à présent, j’ai pu te veiller seul ; mais dans quelques instants, les amis, les serviteurs de la maison, vont venir, suivant l’usage, pour te dire un éternel adieu... La blanche poussière dont nous couvrons, dans nos rites, le front des trépassés t’a déjà prêté la pâleur des habitants de la tombe ; ce narcotique va te donner leur immobilité...

LÉA.

Oh ! non, non, pas encore !... Plus tard, mon père, quand les hommes reviendront, il sera temps... Laissez-moi vivre jusque-là... que je puisse regarder encore la lumière à travers mes cils fermés... Cette nuit épaisse, sinistre, me fait frissonner... Je ne veux m’y plonger qu’au dernier moment !

NATHAN.

Tu as pu tromper l’œil indifférent des rabbins ; mais tout à l’heure vingt regards amis seront fixés sur toi... Un muscle de ton visage pourrait tressaillir, ta respiration soulever les plis du suaire... songe qu’il y va de ton honneur et de mon existence... Il faut que tu sois morte pour tous, ou je cesse de vivre moi-même !

LÉA.

Eh bien ! donnez... donnez...

NATHAN, lui remettant le flacon.

Tiens...

On frappe.

Ce sont eux... Hâte-toi d’en finir.

LÉA, buvant.

Ô Maurice ! Maurice ! c’est pour toi !...

Elle tombe lentement sur l’oreiller.

NATHAN, se rapprochant d’elle.

Voici déjà le sommeil qui la saisit... Léa ! Léa !

Après une pause.

Elle a tellement les apparences de la mort que je frémis en la regardant, moi qui la sais vivante !... Allons, je puis ouvrir maintenant... L’ange des tombeaux s’y tromperaient !

On frappe de nouveau ; il va ouvrir la porte.

 

Scène III

 

LÉA, NATHAN, BETHSABÉE, AMIS et SERVITEURS de Nathan

 

Nathan revient se placer à la tête du lit de parade, auprès duquel Bethsabée s’agenouille en pleurant ; les Nègres disposent des cassolettes sur des trépieds et y font brûler des parfums, tandis que des jeunes filles jettent des fleurs effeuillées sur le corps de Léa ; tous les hommes tiennent à la main une branche de sycomore.

CHŒUR.

Ô sort cruel, à mort, grande ennemie !
Ô coup soudain qui brise tant d’espoir !
Du long sommeil elle s’est endormie,
Et de son jour l’aurore fut le soir !

LES JEUNES FILLES.

Sur l’oreiller où, froide, elle repose,
Laissons tomber une larme, une fleur,
Et que sa joue, aux feuilles de la rose.
Prenne un reflet pour cacher sa pâleur.

LES JEUNES GENS.

Hélas ! pourquoi sa pudeur virginale
A-t-elle pris le trépas pour époux,
Et le cercueil pour couche nuptiale ?...
Un seul bonheur eût fait trop de jaloux !

Reprise du chœur.

Pendant cette reprise, deux Jeunes Filles ferment les rideaux du lit, et tout le monde, hors Nathan, entre dans la chambre à gauche ; Maurice, pâle, agité, parait à la porte de droite, et s’arrête un instant sur le seuil ; il est en tenue de route.

 

 

Scène IV

 

NATHAN, MAURICE

 

MAURICE, à lui-même.

Ô mon Dieu ! cette maison ouverte... ces chants lugubres... Que se passe-t-il donc ici ?...

NATHAN, tressaillant.

Le Français ! tout est perdu !

MAURICE, apercevant Nathan et s’avançant vers lui.

Nathan, que signifie cet appareil funéraire ?... Où est ta fille ? Réponds ! réponds !

NATHAN, à demi-voix.

Ma fille ! c’est elle que tu demandes ?... Elle que tu viens poursuivre jusque sous mes yeux ?... Ne l’as-tu donc pas assez déshonorée, toi qui lui as fait oublier sa pudeur et abjurer sa foi ?... Oh ! ne cherche pas à nier, je sais tout !

MAURICE.

Dès demain, tu aurais appris ce secret de ma bouche... aussi, je n’essayerai pas de subterfuge... Mais au nom du ciel ne prolonge pas mes angoisses... où est Léa ? je veux la voir !

NATHAN.

Tu veux la voir, dis-tu ?...

Ouvrant les rideaux du lit et montrant Léa.

Regarde... la voici !...

MAURICE, avec épouvante.

Morte !... est-il possible ?... est-ce bien elle, mon Dieu ?... morte si jeune, si belle, et lorsqu’hier encore... Oh ! ce coup terrible, imprévu, anéantit mon courage... Je voudrais... je ne puis que pleurer... c’est affreux ! c’est affreux !...

Il se cache la figure de ses mains, et sanglote.

NATHAN, à part, penché vers Léa.

Mon Dieu ! plus je la regarde, plus son aspect m’épouvante !... Sa pâleur livide, ses traits décomposés... Est-ce ben un sommeil qui doit finir ?... Doute horrible !

S’éloignant du lit avec effroi.

Cette liqueur dangereuse l’aurait-elle endormie pour toujours ! Seigneur ! Seigneur ! est-elle morte ou vivante ?...

MAURICE.

Si du moins, j avais recueilli sa dernière parole, sa dernière pensée ; si sa main défaillante avait serré la mienne !...

S’approchant de Léa.

Oh ! puisque ta bouche est muette, réponds-moi de la voix de ton âme, réponds-moi qu’en mourant, tu croyais à mon amour éternel, à ma douleur inconsolable !... Léa ! Léa ! fais pour moi ce miracle !

NATHAN, à part.

Toujours immobile !

MAURICE.

Insensé ! que dis-je ? tout est fini ! la tombe avare garde son trésor, et mes termes ne réchaufferont pas cette main pour jamais glacée !

NATHAN, à part.

Elle est morte ! elle est morte ! Et c’est pour lui...

S’élançant vers le lit et repoussant Maurice.

Arrière, Nazaréen ! ne profane pas plus longtemps cette chambre mortuaire... Laisse ma fille en paix dans son linceul !

MAURICE.

Ah ! qu’avant de la quitter, je pose au moins sur son front pâle le baiser de l’adieu suprême !

NATHAN, recouvrant vivement le visage de sa fille.

Ce que tu demandes, notre religion ne le permet pas... La loi française s’arrête sur le seuil de nos demeures... elle n’interroge et ne compte ni nos vivants ni nos morts... Oseras-tu plus qu’elle n’ose faire ?

MAURICE.

Oui, je l’oserai... tu ne me priveras pas du triste bonheur que je réclame...

NATHAN.

Sacrilège ! ta présence ici est déjà un scandale et une impiété ! pour arriver au cadavre de ma fille, tu passeras sur le mien !

Il porte la main à son poignard.

MAURICE.

Crois-tu donc m’arrêter en agitant ce poignard dans ta main ?... Que m’importe la vie, à présent ?... frappe-moi ! et je mourrai de la main qui peut-être a tué Léa !

NATHAN.

Malheureux ! tais-toi ! tais-toi !

MAURICE.

Tu pâlis ! j’ai dit vrai... Oui, c’est toi qui l’as tuée !

NATHAN, tirant son poignard et levant le bras sur lui.

Misérable ! tu ne le répéteras pas...

Tout le monde rentre précipitamment et jette des cris d’effroi ; plusieurs jeunes gens s’élancent entre Nathan et Maurice et les séparent.

MAURICE.

Nathan... les miens m’attendent, je pars... mais si je reviens, si je ne suis pas tué, tu répondras de ton crime devant les hommes ! et si je meurs, tu en répondras devant Dieu !...

 

 

ACTE III

 

Un camp de Kabyles au milieu des montagnes ; site ombragé et pittoresque.

 

 

Scène première

 

DOMINIQUE, KABYLES, en sentinelle au fond

 

DOMINIQUE est assis sur un débris de colonne, et concasse du maïs dans un mortier de pierre.

Piler du kous-koussou à l’usage de messieurs les Bédouins, voilà qui est humiliant pour un homme de cœur ! Il est vrai qu’il n’y pas de ma faute, je devrais être tué j’ai fait les démarches nécessaires... mais je n’ai jamais eu de chance ! – Et mon lieutenant s’est-il crânement battu, celui-là ! un vrai lion déchaîné ! Il se plongeait au milieu du feu, comme si c’eût été un bain pour se rafraîchir... On l’a enfermé, avec son ami, dans un silo, un puits à mettre du blé, un trou affreux, où l’on gèle la nuit, où l’on cuit le jour... Ça n’est pas gai, mais ça prouve du moins qu’on l’estime, tandis qu’en m’appliquant aux travaux domestiques, on a eu évidemment l’intention de me dégrader !... Canailles de Kabyles, va ! s’ils s’étaient contentés de me faire étriller les chevaux, je n’aurais rien dit... le cheval est l’ami de l’homme, et puis c’est un noble animal... Mais me faire astiquer les chameaux avec du goudron, sous prétexte de leur assouplir la peau... ça c’est par trop fort ! Un soldat français pommader ces animaux bossus, ces mayeux à quatre pattes... Ah ! mais non, un instant... ma ka’ch, comme on dit en arabe... – Maintenant, je triture la ratatouille des hommes de garde... Quelle affreuse cuisine ! Ça me rappelle le thé de madame Gibou !

 

 

Scène II

 

DOMINIQUE, BOU TALEB, BEN AÏSSA, KABYLES armés

 

 

BOU TALEB, aux hommes qui le suivent, leur montrant Dominique.

Faites retirer cet homme !

DOMINIQUE, à part.

Homme toi-même, malappris ! tu pourrais bien dire : ce chasseur.

UN KABYLE.

Allons, voyons... hors d’ici !

DOMINIQUE.

On instant donc... Je ramasse mon mortier...

UN KABYLE.

Pas de raisons... Marche vite.

DOMINIQUE, à part.

Ils sont plus malhonnêtes que des gendarmes, ces sauvages-là !

Il sort en maugréant.

BOU TALEB.

Qu’on amène les deux prisonniers.

Quelques-uns des Kabyles vont les chercher ; les autres restent au fond du théâtre.

 

 

Scène III

 

BOU TALEB, BEN AÏSSA, KABYLES

 

BEN AÏSSA.

Pourquoi vouloir épargner ces Français ?... Ils sont à nous... leur vie nous appartient... On aurait dû les tuer sur-le-champ.

BOU TALEB.

Oui, je sais que tu veux à tout prix te débarrasser de l’un d’eux... pour quel motif ; mais c’est dans ce seul but que tu as pris les armes avec nous, je ne m’y suis point trompé... Moi aussi, je hais ces Chrétiens ; moi aussi, je désire leur mort ! mais leur vie peut être utile aux intérêts de la tribu, je ferai taire mon ressentiment personnel.

BEN AÏSSA.

Que veux-tu dire, et qu’espères-tu ?

BOU TALEB.

Ne m’as-tu donc pas compris, lorsque j’ai parlé devant nos frères ? Plusieurs tribus qui avaient promis de se joindre à nous, sont maintenant incertaines... et les Français vont revenir en force !... Je veux empêcher qu’ils ne reviennent, les obliger à nous accorder la paix sans conditions onéreuses... Les fêtes du Ramadan commencent dans trois jours, tu le sais ; je compte sur l’exaltation religieuse, sur le redoublement de ferveur qu’elles excitent pour reprendre les hostilités... Alors, nous aurons de grandes chances de victoire. Si j’échoue dans mes desseins, si nos prisonniers refusent de souscrire à ce que je viens leur proposer, eh bien, ils mourront, et tu seras satisfait.

BEN AÏSSA.

Non... je ne le serai pas... Ils vivront, car ils accepteront tes offres !

BOU TALEB.

Qu’en sais-tu ? Allah seul lit dans les cœurs.

BEN AÏSSA.

J’ai des raisons de croire qu’ils voudront se conserver la vie, le lieutenant Maurice surtout. Bou Taleb, je t’en supplie, livre-moi ce Français... Pour mon repos, pour mon bonheur même, j’ai besoin qu’il meure ! il me le faut ! livre-le-moi !

BOU TALEB.

Je ne le puis Je ne le dois pas.

BEN AÏSSA.

Je te le demande comme une grâce, à toi qui fus si longtemps mon ami, qui seras bientôt mon frère !

BOU TALEB.

Encore une fois, c’est impossible... La vengeance d’un seul ne doit pas compromettre les intérêts de tous.

BEN AÏSSA.

C’est bien ! en me refusant la mort de cet homme, tu te déclares mon ennemi... Toute alliance est rompue entre nous... tu n’auras jamais ma sœur.

BOU TALEB.

Ta sœur est libre de disposer d’elle-même, et je l’aurai malgré toi.

BEN AÏSSA.

Nous verrons !

BOU TALEB.

Silence... Voici les prisonniers... Sache, du moins, te contenir en leur présence...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, SAINT-AUBIN, MAURICE, puis DOMINIQUE

 

SAINT-AUBIN, en entrant.

Des hommes armés qui nous attendent... la menace dans tous les yeux... Allons, du courage !

MAURICE, à Bou Taleb.

Pourquoi nous as-tu fait amener ? Est-ce pour nous apprendre que nous allons mourir ? nous sommes prêts.

DOMINIQUE, survenant.

Et je demande à être de la partie !

MAURICE et SAINT-AUBIN.

Dominique !...

DOMINIQUE.

Ma foi, oui... Je suis las de trimer comme je le fais... Je n’étais pas né pour être marmiton des Bédouins, ni domestique des chameaux... Qu’on me fusille, j’aime mieux ça !

BOU TALEB.

Je viens, au contraire vous offrir la vie, la liberté.

DOMINIQUE.

La liberté ? j’aime mieux ça !

MAURICE.

Et à quelle condition ? car votre générosité ne doit pas être gratuite.

BOU TALEB.

Tu vas écrire au gouverneur de Constantine que nous consentons à vous renvoyer tous les trois sains et saufs, s’il veut nous accorder l’âman sans représailles, sans contribution de guerre, et oublier ce qui s’est passé...

MAURICE, vivement.

Jamais... jamais... Plutôt me couper la main que de signer une pareille lettre...

BEN AÏSSA, qui se tient à l’écart.

Il refuse !

MAURICE.

Si je tenais à la vie, ce n’est pas à ce prix-là que je voudrais la racheter, Dieu le sait. Il faut que mes soldats morts soient vengés, que leurs assassins soient punis !...

BOU TALEB.

Que parles-tu d’assassins ? A-t-on puni ceux de notre kaid Bou Marza, tué sous les murs mêmes de Constantine ?... Nous avons voulu avoir raison de sa mort.

MAURICE.

Prétexte ! car tu sais bien qu’on n’a pu découvrir ses agresseurs, et que l’autorité protectrice de la France a tout fait pour empêcher le retour de pareilles rixes... Tu sais bien que nous ne frappons pas dans l’ombre, et qu’on livrerait au conseil de guerre quiconque, hors d’un combat, porterait la main sur l’un de vous !

BOU TALEB.

Soit, vous êtes généreux, mais nous le sommes aussi, puisque nous voulons t’épargner.

MAURICE.

Merci d’une clémence qui déshonore, je ne l’accepte pas ! Encore une fois, les braves auxquels nous survivons doivent obtenir vengeance, car ils sont tombés, non pas dans un combat, mais dans un guet-apens !

DOMINIQUE.

À la bonne heure, voilà qui est parler !

BOU TALEB.

Avant de prononcer ton arrêt, je te laisse un quart d’heure pour réfléchir...

BEN AÏSSA, à part.

Encore des délais !...

BOU TALEB.

Songe que tu n’es pas seul, et, que de ta réponse dépend le salut de ces deux hommes.

Aux Kabyles, montrant Saint-Aubin et Dominique.

Qu’on les reconduise au silo !

SAINT-AUBIN, à Maurice.

Ne fléchissez pas mon ami... Mourons plutôt que de commettre une lâcheté !

DOMINIQUE.

Civil, vous méritiez d’être militaire vous avez mon estime.

UN KABYLE.

Allons ! marchons !

Saint-Aubin et Dominique sortent reconduits par des Kabyles.

BOU TALEB, aux sentinelles.

Vous autres, veillez sur celui ci.

BEN AÏSSA, à part.

Fasse le ciel que, pendant ce quart d’heure, il oublie encore la Juive !

Il sort avec Bou Taleb et les Kabyles.

 

 

Scène V

 

MAURICE, puis KADIDJA

 

MAURICE.

Pauvres amis... c’est pour eux que j’ai accepté ce répit ; car pour moi la mort ne saurait venir trop tôt !...

Il va s’asseoir à gauche.

KADIDJA.

Laissez-moi lui parler.

MAURICE.

Mourir ! n’est-ce pas aller rejoindre Léa ? qui me retiendrait à présent dans ce monde ?

KADIDJA.

Moi ! je veux que tu vives !

MAURICE.

Toi ?

KADIDJA.

Oui ; mais prends garde, on nous observe...

MAURICE, à part.

Que signifie ?...

KADIDJA.

Ne désespère pas... j’aurai peut-être les moyens de le sauver !

MAURICE.

Qui es-tu donc ?

KADIDJA.

Je suis la sœur de l’un des chefs... et l’on ne se défie pas de moi... nul n’oserait soupçonner mes projets... Malgré les gardes qui t’entourent, j’ai pu t’approcher, te parler, tu le vois... Je n’ai donc rien à craindre, que le courroux de mon frère, mais je saurai le braver... seulement, il faut que tu me secondes...

MAURICE.

Comment ?

KADIDJA.

Tâche d’obtenir un nouveau délai, pour attendre que la nuit soit venue et que chacun dorme sous sa tente... Alors, je pourrai, je l’espère, t’arracher au supplice !

MAURICE.

Avoir l’air de faiblir devant ces hommes, d’implorer une grâce ?...

KADIDJA.

Eh bien ! ce délai, me promets-tu de le demander ?

MAURICE, après un instant d’hésitation.

Réponds d’abord... Peux-tu faire évader mes compagnons avec moi ?

KADIDJA.

Oh ! ce serait rendre la fuite impossible ou trop hasardeuse...

MAURICE.

Alors, je resterai.

KADIDJA.

Ciel ! que dit-il ?

MAURICE.

Non... non, je ne fuirai pas seul, je ne laisserai pas deux amis, deux frères, exposés à la fureur de ces barbares...

KADIDJA.

Mais, en restant, tu ne les sauves pas ! c’est de la folie... reviens à la raison... tu ne peux pas te perdre ainsi, être toi-même ton meurtrier !

MAURICE.

Va, laisse-moi mourir... ne t’expose pas par un dévouement inutile... je ne tiens plus à la vie !

KADIDJA.

Mon Dieu ! que faire ? comment vaincre cette obstination fatale ?... Oh ! je t’en supplie, par tout ce qu’il y a de plus sacré, par l’âme de ta mère, consens à être libre, accepte le salut que je t’offre !...

MAURICE, à part.

Quelle étrange insistance !

Haut.

Mais qui donc te fait prendre un si vif intérêt à mon sort ?

KADIDJA.

Je ne veux pas que tu meures, parce que je te connais depuis longtemps, parce que je te sais noble et brave, parce que je t’aime, enfin !

BEN AÏSSA, qui est entré sur les derniers mots.

Elle l’aime !

MAURICE.

Pauvre fille !

KADIDJA, à part, regardant Maurice.

Sera-t-il vaincu par cet aveu ?...

Apercevant Ben Aïssa.

Ah !... mon frère !...

 

Scène VI

 

MAURICE, KADIDJA, BEN AÏSSA

 

BEN AÏSSA.

Qu’as-tu a parler à cet homme ? quel motif t’a amenée près de lui ?...

KADIDJA.

Aucun... si ce n’est la pitié... je lui disais...

BEN AÏSSA, l’interrompant brusquement.

Tu lui disais ?...

À part, se retenant.

Mais je n’ai pas le droit de l’accuser...

Haut.

Allons, retire-toi... ta place n’est pas ici...

MAURICE, à part.

Noble cœur ! je ne puis même te remercier d’un regard !

KADIDJA, de même, en sortant.

Mon Dieu ! consentira-t-il maintenant ?

BEN AÏSSA, la regardant s’éloigner.

Elle aussi lui conseillait sans doute d’éviter le supplice !... – Bou Taleb ! enfin !

 

Scène VII

 

BEN AÏSSA, BOU TALEB, MAURICE, KABYLES

 

BOU TALEB, à part, voyant Ben Aïssa.

Il était là, guettant sa proie. (S’approchant de Maurice.) En bien ! qu’as-tu décidé ?

MAURICE.

Que je n’attendrais pas plus long-temps ; car mes compagnons pourraient croire que j’hésite devant la mort !

BEN AÏSSA, à part.

Il est à moi !

BOU TALEB.

Soit... – Avant une heure vos têtes tomberont !

MAURICE.

Du moins elles ne se seront pas courbées devant toi !... Nous périrons ; mais d’autres viendront après nous, et notre sang leur marquera la route... La France a mis le pied sur le sol africain pour en chasser la barbarie, et à la face de l’univers, elle accomplira sa noble tâche ! vous pourrez retarder sa marche un instant, mais Dieu la protège, et vous n’empêcherez pas son triomphe !

Il sort reconduit par des Kabyles. Ben Aïssa s’éloigne, après l’avoir un moment suivi des yeux.

BOU TALEB, à lui-même.

Quel éclat surnaturel dans son regard ! quelle conviction dans sa parole ! Prophétiserait-il juste ? Ceux qui vont mourir ont parfois des lueurs qui éclairent pour eux les événements futur... Ce qu’il a dit m’a troublé... Allons, chassons ces idées funestes...

Haut.

Que la fête destinée à célébrer notre victoire sur les Français commence à l’instant même...

 

 

Scène VIII

 

BOU TALEB, KABYLES, DANSEUSES, etc.

 

Les principaux Kabyles viennent faire des salamalecs devant Bou Taleb, qui s’est assis sous un arbre, puis prennent place à ses côtés ; les autres vont s’accroupir en cercle et par groupes de chaque côté du théâtre ; pendant le divertissement, qui a lieu ensuite, des Nègres servent aux assistants du café, des rafraîchissements et des pipes ; les danses terminées, Bou Taleb se lève.

BOU TALEB.

Le jour finit... Vrais croyants, prosternez-vous et priez !

Tout le monde s’agenouille ; les Danseuses s’éloignent. Musique religieuse à l’orchestre.

Il n’est pas d’autre dieu que Dieu,
Et Mohammed est son prophète !
La mer lui chante un chant de fête ;
Les soleils, en lettres de feu,
Tracent son nom sur le ciel bleu,
Et la terre humblement répète :
Il n’est pas d’autre dieu que Dieu,
Et Mohammed est son prophète !

Après avoir prié bas un instant.

Que chacun se retire sous sa tente, et soit prêt à partir au premier signal...

À lui-même, pendant que la foule se disperse.

bientôt sans doute les Français viendront pour venger leur défaite... Demain, avant le lever du soleil, il faut que nous ayons mis la montagne entre eux et nous !

 

Scène IX

 

KADIDJA, BOU TALEB

 

BOU TALEB, au moment de sortir, apercevant Kadidja, qui se glisse entre les arbres.

Qui donc s’avance là, dans l’ombre ?...

Il va vers elle.

Femme, qui es-tu ? que cherches-tu ?

KADIDJA, à part.

Ciel ! Bou Taleb !...

Haut.

Laisse-moi !

BOU TALEB.

Kadidja !... Allah soit béni de t’amener sur mon passage ! car toujours tu m’évites, tu me fuis, comme si tu craignais de m’entendre parler de mon amour... Et pourtant jamais flamme plus ardente n’a dévoré le cœur d’un homme !

KADIDJA, préoccupée.

Mon frère, à qui je dois obéissance, m’a défendu de te parler et de t’écouter... Je crains qu’il ne nous surprenne ensemble.

BOU TALEB.

Oui, je sais que ton frère, depuis qu’il paraît oublier ses devoirs n’a plus que de l’aversion pour moi... Je suis sa conscience vivante, et il cherche à m’éloigner de lui...

KADIDJA.

Un tel langage...

BOU TALEB.

Oh ! je me comprends. Mais toi, qui n’as point à rougir devant moi, tu ne partages pas sa haine... tu m’aimes... tu es libre, et, si tu veux, cette nuit même nous serons unis...

KADIDJA, vivement.

Non, non c’est impossible !

BOU TALEB.

Pourquoi ?... Est-ce ton frère que tu redoutes ? Il n’apprendra notre mariage que lorsqu’il ne pourra plus l’empêcher, et l’épouse d’Ali Bou Taleb n’aura rien à craindre de personne ! – Écoute... Je commande un avant-poste de l’autre côté de la colline... viens m’y trouver tout à l’heure... Tu as des esclaves qui te sont dévoués : l’un d’eux te conduira.

KADIDJA.

Qu’oses-tu me conseiller ?

BOU TALEB.

Ce que je crois digne de ton courage... C’est une vie de luttes et de dangers que je t’offre... Il faudra que tu me suives dans le sable en feu de la plaine, dans la neige glacée de la montagne, sous une grêle de plomb, aux éclairs de la mousqueterie... Les balles troueront plus d’une fois la tente où tu attendras la fin du combat, ton enfant serré contre ton cœur... Mais tu seras la femme d’un homme libre, d’un vrai fils de l’Islam, qui n’a pas voulu se soumettre au joug de l’étranger, et qui préfère aux douceurs d’une paix achetée par la honte cette existence de fatigues et de périls dont son amour saura t’alléger le poids !

KADIDJA, se parlant à elle-même.

Ô mon Dieu ! si je pouvais...

BOU TALEB.

Viendras-tu ?

KADIDJA, après un instant d’hésitation.

Eh bien... oui, j’irai.

BOU TALEB.

Ah ! je t’avais bien jugée ! Je reconnais en toi la vierge arabe, fière, sauvage et fidèle ! La présence des Français ne t’a pas changée, toi !...

KADIDJA, l’interrompant.

Mais... comment pourrais-je sortir du camp ?... La garde est sévère... et je ne voudrais pas me faire connaître des sentinelles...

BOU TALEB.

Que cet obstacle ne t’arrête pas ; je vais les prévenir... ton guide n’aura qu’à prononcer ces mots : Médine et Mohammed... Tu entends ?

KADIDJA.

Oui !

Apercevant Ben Aïssa.

Mon frère !

BOU TALEB.

Ben Aïssa... Souviens-toi !

KADIDJA.

Médine et Mohammed... Adieu !

Elle s’éloigne par la gauche.

 

 

Scène X

 

BOU TALEB, BEN AISSA, KABYLES

 

BEN AÏSSA.

Arrêtez-vous ici... Que trois d’entre vous seulement m’accompagnent jusqu’au silo...

BOU TALEB.

Jusqu’au silo que vas-tu faire ?

BEN AÏSSA.

C’est toi qui me le demandes ?. Je vais chercher les captifs... N’as-tu pas dit : dans une heure ?

BOU TALEB.

Oui, mais je veux attendre encore... Il sera temps demain...

BEN AÏSSA.

Bou Taleb, c’en est trop, à la fin ! pourquoi ce nouveau retard ?

BOU TALEB.

Parce que je veux assister à l’exécution... Au dernier moment, ils peuvent faiblir ; il faut que je sois là... et, à cette heure, le devoir me rappelle à mon poste.

BEN AÏSSA.

L’insensé !... Ah ! tiens, je le croyais digne de ma haine, tu ne mérites que ma pitié !

BOU TALEB.

Ta pitié ?...

BEN AÏSSA, le prenant à l’écart.

Mais tu ne sais donc pas que ma vengeance sert la tienne ? tu ne sais donc pas que celui dont je veux la mort est aimé de ma sœur !

BOU TALEB.

Lui, aimé d’elle ?...

BEN AÏSSA.

J’en suis sûr !

BOU TALEB, à lui-même.

Elle me trompait donc quand là, tout à l’heure... En effet, sa préoccupation, son trouble... je me rappelle... Oui, oui, elle me trompait.

BEN AÏSSA.

Eh bien ! ce Maurice, veux-tu l’épargner encore ?

BOU TALEB.

Oh ! non, plus de retard ! qu’il meure à l’instant même !

Aux Kabyles.

Courez ! courez au silo !

BEN AÏSSA.

Enfin ! j’aurai sa vie !

BOU TALEB, à lui-même.

Fou que j’étais, de croire à l’amour d’une femme... de chercher ailleurs que dans le triomphe de l’Islam des émotions et des joies ! Allah m’en punit... c’est un châtiment mérité !

LES KABYLES, en dehors.

Malheur ! malheur !

BEN AÏSSA.

Pourquoi ces cris ?...

Aux Kabyles, qui arrivent tout agités.

Qu’y a-t-il ?

UN KABYLE.

Il y a que les prisonniers se sont évadés !

BOU TALEB.

Évadés !

BEN AÏSSA.

Malédiction !

LE KABYLE.

Nous avons trouvé le silo vide et les sentinelles garrottées, bâillonnées...

BEN AÏSSA.

Ah ! c’est une trahison !... Mais qui donc a osé ?...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, KADIDJA

 

KADIDJA.

Moi !

BEN AÏSSA, s’élançant vers elle.

Toi, malheureuse !...

BOU TALEB, le retenant.

Arrête !... c’est une femme... c’est ta sœur...

KADIDJA.

En sauvant ces trois hommes j’ai peut-être épargné bien des malheurs à la tribu...

BEN AÏSSA.

Eh ! que me font à moi les malheurs dont tu parles ?

BOU TALEB, à part.

Que lui font les malheurs de ses frères ?...

BEN AÏSSA.

L’un de ces Français, Maurice d’Harvières est mon rival ! Comprends-tu maintenant ? Nous aimons tous deux la même femme !...

KADIDJA.

Alors, cesse d’être jaloux de lui... celle qu’il aimait n’existe plus.

BEN AÏSSA.

Que dis-tu ? Celle qu’il aimait ? Tu ne la connais pas ?

KADIDJA, à demi-voix.

C’était Léa, la fille du Juif Nathan...

BEN AÏSSA.

Léa... Eh bien ! oui... oui... mais elle vit !

KADIDJA.

Elle est morte, te dis-je !

BEN AÏSSA.

Morte ! c’est impossible... Tu t’abuses ou tu veux me tromper...

KADIDJA.

Plus tard tu sauras si je dis vrai...

BEN AÏSSA.

Oh ! oui, je le saurai !... Morte ou vivante, je veux la revoir encore !...

KADIDJA.

Viens donc !

Ils sortent.

BOU TALEB, aux Kabyles.

Et nous, à la poursuite des fugitifs !...

On entend au loin plusieurs coups de feu ; les Kabyles sortent en poussant un hourra.

 

 

ACTE IV

 

Le cimetière des Juifs, sur la colline de Sidi-Meeid : à gauche, le tombeau de Léa. Clair de lune.

 

 

Scène première

 

BEN AÏSSA, seul

 

Dieu de Mohammed ! qu’ai-je découvert ! Mes pressentiments ne me trompaient donc pas ?

Prêtant l’oreille à la porte du tombeau.

Il l’appelle, je l’entends... Elle lui répond... plus de doute ! Vivante !... elles est vivante !... Mais pourquoi l’infâme vieillard a-t-il joué cette comédie sacrilège ? pourquoi a-t-il menti sans honte à la face de sa tribu ? Oh ! n’importe ! sa fille vit, je l’aime, et elle m’appartiendra... Oui, je l’aurai malgré toi, juif maudit ! Ta conduite cache un mystère que tu dois craindre de révéler... tu ne crieras pas, tu n’appelleras personne à ton aide, car tu serais perdu si l’on venait ! – Pour plus de sûreté, courons avertir les hommes que j’ai laissés là-bas... Ils garderont les chemins qui descendent de la colline, et si Nathan me résiste, du moins Léa ne pourra s’échapper !

Il sort.

 

Scène II

 

LÉA, NATHAN

NATHAN, paraient d’abord et regardant autour de lui.

Personne !...

À Léa.

Viens !...

LÉA est enveloppée dans un burnous blanc.

Ah ! je me sens renaître à l’air frais de la nuit... le sang remonte à mon cœur... ma poitrine se dilate !... Il est donc bien vrai, je respire, j’existe !... Merci, mon Dieu, de m’avoir laissé la vie !

NATHAN.

Tout s’est passé comme le désirais... Nos frères en pleurs ont accompagné tes funérailles, et nul, à Constantine ne soupçonne ta faute ni le mensonge que j’ai fait pour la couvrir... Ainsi, tu resteras morte aux yeux de tous dans cette ville où tu ne dois plus rentrer...

LÉA.

Hélas !

NATHAN.

Tout à l’heure je vais te quitter moi-même...

LÉA.

Me quitter... Ô mon Dieu ! déjà !

NATHAN.

Il le faut... Je vous ai tirée vivante de ce tombeau, dont la pierre gardera votre nom ; mon devoir est accompli... Sachez maintenant remplir le vôtre. À quelques pas d’ici, mon nègre Yacoub, dont le dévouement est sûr, attend avec des chevaux, pour vous conduire où vous voudrez aller.

LÉA.

Je vous l’ai dit, mon père, puisque je dois me séparer de vous, puisque votre arrêt est irrévocable, j’irai à Philippeville, au couvent des filles de la Miséricorde ; et là j’attendrai, dans le silence et la retraite, le jour de cette union que vous ne voulez pas bénir.

NATHAN.

C’est bien... Je vais chercher Yacoub.

LÉA.

Oh ! pas encore ! ne m’abandonnez pas ainsi ! J’ai trop compté sur mon courage... Au moment de m’éloigner devons peut-être pour toujours, mon cœur se brise... Que votre adieu ne soit pas éternel Avez pitié de mes larmes... Vous êtes mon père après tout... Dites, ô mon père, dites loue nous vous reverrons !

NATHAN, avec un effort.

Jamais !

LÉA.

Ne sacrifiez pas à de vains préjugés de caste et de croyance une enfant qui vous aime, et que vous aimez, oh ! j’en suis sûre malgré votre sévérité apparente... Autrefois vous vous plaisiez à m avoir près de vous pendant vos heures de travail... vous m’appeliez votre fille chérie, et souvent vous disiez, d’un air attendri, que je ressemblais à ma mère... si elle eût vécu, vous ne lui eussiez pas refusé mon pardon.

NATHAN, s’efforçant de paraître calme.

N’essayez pas de me fléchir, ce serait inutile...

LÉA.

Oh ! du moins, laissez-moi couvrir de larmes vos mains vénérables puisque vous ne voulez pas que je pleure dans vos bras... Vous viendrez, n’est-ce pas ? vous viendrez en France vous asseoir à notre foyer ? la maison solitaire est si triste !

NATHAN, à part.

Mon Dieu ! qu’elle ne voie pas mon trouble !

LÉA.

Vous viendrez... pas maintenant, plus tard, quand voire colère sera passée... Oh ! nous vous aimerons tant !... Votre vieillesse sera entourée de soins et de respects ! Donnez-moi cet espoir à emporter dans ma nouvelle patrie... Il me faut cette idée pour que je puisse encore être heureuse !

NATHAN, se dégageant vivement.

Ah ! c’est trop ! ne me retiens pas davantage...

À part.

Oui... oui, finissons-en... point de faiblesse !...

Haut.

Attends ici... qu’on ne te voie pas sur le chemin... Je vais faire avancer les chevaux.

LÉA, d’une voix suppliante.

Mon père !... Nathan lui fait signe de rester, et s’éloigne.

 

 

Scène III

 

LÉA, seule

 

Pas un mot de pardon, pas une parole de tendresse... et il me laisse seule ! Oh ! j’ai peur parmi ces tombes !... je cherche en vain où fixer mes yeux... partout i image du deuil, partout la mort !

Elle ne trouve près de deux tombes isolées où s’arrêtent ses regards.

Dieu ! sur ces pierres, qu’ai-je lu ?... Agar... Rébecca... les deux plus chères compagnes démon enfance !... Hélas ! pauvres amies, pauvres sœurs d’infortune, elles aussi ont aimé des Chrétiens... et elles ont été retranchées de la tribu, et leur épitaphe est menteuse comme la mienne... Elles vivent, mortes pour leur frères ! quand elles passent parla ville, chacun se détourne ou semble ne pas les reconnaître ! Et moi, mon sort serait encore plus affreux... Tout le monde fuirait à mon approche ; la terreur publique me renverrait au sépulcre ! Oh ! Maurice me refera une existence, une patrie, une famille ! il m’aime, et je ne regrette rien... excepté le sol où tu reposes, douce amie inconnue, ô ma mère ! toi qui m’aurais pardonné !... Que du moins quelques fleurs te rappellent mes adieux... Hélas ! ce sont les dernières que je pourrai t’offrir !

Elle cueille des fleurs entre les tombeaux, et disparaît de temps à autre.

 

 

Scène IV

 

MAURICE, LÉA

 

MAURICE, entrant précipitamment par le fond, un yatagan à la main.

Ils ont perdu mes traces et sans doute ils vont cesser leurs poursuites...

Regardant autour de lui.

Étrange hasard qui m’amène fuyant jusque dans ce lieu sinistre... C’est ici qu’elle repose... sous quelqu’une de ces pierres... Oh ! si je pouvais découvrir la place où elle est maintenant étendue pâle et glacée !...

Il cherche des yeux ; Léa reparaît.

Qu’ai-je vu ?... là-bas, cette forme blanche qui se glisse comme une ombre... malgré moi, mon cœur bat à briser ma poitrine...

Léa se détourne et montre son visage éclairé par la lune. Maurice jette un cri étouffé.

Ciel ! la fièvre a-t-elle troublé mon esprit ? le chagrin m’a-t il conduit à la folie ? c’est elle ! c’est Léa !... Oh ! si tu n’es qu’une vision de mon âme, spectre adoré, ne t’évanouis pas trop vite ! Laisse-moi te contempler quelques instants encore !

LÉA, qui écoute depuis un instant.

Ô mon Dieu ! cette voix...

MAURICE.

Est-ce mon amour qui t’évoque et te faire reparaître sur la terre, pour me dire que tu m’attends au ciel ?... Oh ! réponds-moi, ombre de celle que j’ai tant aimée !

LÉA, le reconnaissant et se jetant dans ses bras.

Maurice !

MAURICE.

Léa ! vivante !

LÉA.

Seigneur ! vous me l’envoyez !

MAURICE.

Oui, c’est elle ! c’est bien elle !... Léa ! toi que j’ai pleurée de toutes mes larmes le ciel, touché de mon désespoir, a donc voulu te rendre à mon amour ?... Oh ! laisse-moi te regarder, mettre la main sur ton cœur, te serrer dans mes bras, me convaincre de ce bonheur, que je n’ose croire réel !...

LÉA.

Non, ce n’est point un rêve... Maurice, je vis pour t’aimer !

MAURICE.

Mon Dieu ! la force que j’ai trouvée contre la douleur, faites que je la trouve pour supporter la joie !... Mais comment, par quel mystère étrange se peut-il que je te retrouve vivante, quand je t’ai vue couchée sur Je lit funèbre, entourée de tes compagnes en larmes ? quand j’ai moi-même pressé ta main glacée, ta main qui ne répondait plus à l’étreinte de la mienne ?

LÉA.

C’était un affreux sommeil, mais un sommeil libérateur !... Je dois être morte pour tous, excepté pour toi... ainsi l’a voulu mon père en apprenant notre amour et mon abjuration... mon père, moins cruel encore qu’il n’aurait pu l’être, à qui tu vas pouvoir enfin parler et que tu fléchiras, je l’espère, dans ce rapprochement inattendu.

MAURICE.

Nathan !... il est donc ici ?

LÉA.

Il va venir... écoute... c’est lui peut-être... N’as-tu pas entendu par la remuer les feuilles ?...

MAURICE.

Non... rien... Mais qu’il vienne, qu’il vienne ! et que je le bénisse de l’avoir conservée pour moi, lui que, dans ma douleur, l’accusais de ta mort !

LÉA.

Oh ! que j’ai souffert en pensant que tu pourrais y croire ! que j’ai versé de larmes !... Ne pouvoir t’avertir ! quel supplice, mon Dieu ! quelle torture !... J’avais promis de me taire et je n’ai rien dit, j’en ai eu le courage car, à ce prix seulement, je pouvais t’appartenir un jour !... mais que n’aurais-je pas fait pour t’épargner une si cruelle épreuve !

MAURICE.

Oui, elle a été cruelle horrible ! je voulais mourir moi-même, j’ai cherché le trépas, je l’ai appelé comme un bienfait !

LÉA.

Ciel ! Il aurait pu venir et quand je me serais éveillée... Oh ! c’est épouvantable ! ne pensons plus à cela... Je te revois, tu m’aimes toujours... je suis heureuse, bien heureuse !

MAURICE.

Chère âme !... Ah ! Dieu veuille que ton père ne soit pas inflexible et qu’il consente à nous suivre... En France, loin de ces fanatiques, il pourra t’aimer sans rougir, nous appeler ses enfants...

LÉA, avec effroi et se cachant la figure de ses mains.

Ah !

MAURICE.

Qu’as-tu donc ?

On voit Ben Aïssa se glisser entre les arbres.

LÉA, lui montrant un buisson.

Là, j’ai vu briller deux flammes, deux yeux d’hyène ou de démon !...

MAURICE.

Tu te trompes sans doute.

LÉA.

Non, non... il y a là quelqu’un qui nous épie !...

MAURICE, à lui-même.

Un des Kabyles qui me poursuivaient peut-être...

Reprenant son yatagan.

Attends, je vais...

LÉA.

Prends garde !

MAURICE.

Ne crains... je fouille ces broussailles et je suis à toi...

 

 

Scène V

 

LÉA, BEN AÏSSA

 

LÉA.

Ce regard de feu m’a traversé l’âme !

BEN AÏSSA, s’avançant dès que Maurice a disparu.

Plus d’obstacle !

Il se précipite sur Léa.

LÉA.

Ah !...

BEN AÏSSA, qui étouffe sa voix en l’enveloppant de son burnous.

Tais-toi ! tais-toi ! ou, si tu pousses un cri, si tu appelles, ton amant tombe mort sous tes yeux, ton père lui-même ! car la montagne est cernée par mes hommes !

LÉA.

Misérable ! que me veux-tu donc ?

BEN AÏSSA.

Je veux que tu me suives, que tu m’appartiennes... je t’aime !

LÉA, se débattant.

Laisse-moi ! laisse-moi !

 

 

Scène VI

 

LÉA, BEN AÏSSA, NATHAN

 

NATHAN, s’élançant sur Ben Aïssa et le frappant d’un coup de poignard.

Lâche et infâme !

Léa tombe évanouie.

BEN AÏSSA.

Juif maudit ! ton sang payera le mien, et tes frères connaîtront ton mensonge !

NATHAN.

Pas de menaces, malheureux ! si je ne t’ai ôté que la force, je saurai bien t’ôter la vie !

BEN AÏSSA.

À moi ! à moi !

Ils disparaissent en luttant.

 

 

Scène VII

 

LÉA, MAURICE, puis NATHAN

 

MAURICE, rentrant.

J’ai entendu des cris...

Apercevant Léa.

Ciel ! Léa évanouie !

Il cherche à la ranimer.

NATHAN, reparaissant et jetant son poignard à terre.

Il ne trahira pas mon secret !

MAURICE.

Nathan !

NATHAN.

Le Français ici !

MAURICE.

Ah ! je rends grâce au hasard qui nous met en face l’un de l’autre !... pardonne-moi de t’avoir accusé un instant : Léa m’a tout appris, et je viens, la joie dans l’âme, l’espoir au cœur, te dire...

NATHAN, l’interrompant.

Assez !... je viens te placer encore une fois entre elle et moi... mais je ne te la disputerai pas davantage... Que le destin s’accomplisse !... Sache maintenant protéger celle que tu as su perdre, emmène-la loin d’ici, que jamais elle ne reparaisse à Constantine, qu’elle n’y vienne pas traîner son déshonneur et afficher ma honte ! À dater de cet instant, elle est morte pour moi, comme elle l’était déjà pour sa tribu.

MAURICE.

Écoute-moi...

NATHAN.

Point d’explications ! Hâte-toi de fuir avec elle... allez dans une autre partie de l’Afrique... en Europe, en France, n’importe, pourvu que ce soit loin d’ici et que je n’entende jamais parler de vous !

MAURICE.

Oh ! tu ne partiras pas ainsi... attends qu’elle se soit ranimée... laisse-lui du moins ton pardon comme gage d’espérance pour l’avenir !

NATHAN.

Tout ce que Je puis faire, c’est de ne pas la maudire et de l’oublier...

LÉA, qui a peu à peu repris ses sens.

Mon père !...

Nathan s’arrête.

MAURICE.

Elle revient à elle !... Léa, Léa, parle-lui, puisqu’il ne veut pas m’entendre... Il est impossible qu’un père soit sourd à la voix de son enfant, qu’il reste insensible à ses larmes !...

LÉA, tombant à genoux.

Oh ! grâce ! Au nom du ciel, mon père, laissez échapper un mot de consolation... si je suis coupable Dieu me jugera ; mais, vous, dites que vous me pardonnez... c’est le cri de la nature !

Mouvement de Nathan.

Oh ! je vous offense peut-être encore... je voudrais trouver des paroles pour vous fléchir... je ne puis... les sanglots étouffent ma voix... pitié ! pitié !

NATHAN, à part.

Seigneur, soutenez mon courage !

MAURICE.

Tu détournes les yeux... tu pleures !

NATHAN.

Non, non...

MAURICE.

Ne le cache pas, tu es ému ! Cesse d’écouter des préjugés barbares... obéis à ton cœur... Regarde, ta fille est là, éplorée, suppliante... ne te prive pas du bonheur de la serrer dans tes bras, souviens-toi que tu es père... Ce qui t’arrête, c’est la crainte de quelques fanatiques obscurs... eh bien ! quitte ce pays, viens en France avec nous ; chacun t’y accueillera comme un frère et Léa sera si heureuse que tu finiras par m’aimer !

NATHAN, d’une voix brisée.

Jamais ! jamais ! je ne te connais pas, et Léa n’existe plus pour moi... J’avais une fille de ce nom une belle et douce fille, la joie secrète de ma vieillesse... je l’ai perdue... perdue pour toujours... je ne la verrai plus dans ce monde ni dans l’autre !

Il va pour sortir.

LÉA, le retenant.

Ah ! ce que vous allez faire est un crime qui appellerait le malheur sur vous et sur moi... vous ne le commettrez pas... je m’attache à Vous... écoutez... un mot encore, un seul !

NATHAN.

Ne me touchez pas... taisez-vous Voilà votre route, et voici la mienne ! Adieu !...

Il sort.

LÉA, avec désespoir.

Mon Dieu ! mon Dieu !

 

 

Scène VIII

 

MAURICE, LÉA, puis BEN AÏSSA

 

MAURICE.

Allons ! calme-toi, je t’en prie. Léa... sèche tes larmes, oublie cet homme impitoyable, ce père sans entrailles, qui n’écoute que sa haine et son orgueil ! en étouffant en lui tous les sentiments humains, il n’a pas même voulu que tu pusses le regretter... Console-toi ! je suis là... il te reste un bras pour te défendre, un cœur pour t’aimer.

LÉA.

Oh ! oui, oui, tu seras mon appui, mon refuge !

MAURICE.

Je serai ton époux... ta vie sera la mienne !... Dans cette France où je vais te conduire, tu perdras jusqu’au souvenir du passé... tu te feras chérir par u douceur, par tes vertus, admirer par ta beauté... oui, tu goûteras toutes les joies de la femme, tous les bonheurs de réponse ! – Oh ! mais hâtons-nous de quitter ce lieu funèbre... partons !

LÉA, se tournant vers le tombeau.

Ô ma mère ! ma mère ! du haut du ciel bénissez-nous tous deux !

Elle reste un instant comme en prière.

BEN AÏSSA, reparaissant à droits et se traînant sur les mains.

Que je souffre !... Chien de Juif, tu m’as cru mort, mais non, je vis – je vis pour me venger !...

Apercevant les deux jeunes gens.

Ah !

Ramassant te poignard de Nathan.

Si je pouvais de ce poignard...

Il se relève et s’avance en chancelant vers Maurice et Léa.

MAURICE, à Léa.

Viens, viens...

BEN AÏSSA, près de frapper Maurice.

À moi ! du secours ! je meurs !...

Il tombe au milieu du théâtre.

MAURICE, allant à lui.

Grand Dieu ! un homme qu’on vient d’assassiner ! Il se baisse pour le secourir.

LÉA, reconnaissant Ben Aïssa.

Ciel ! c’est lui !...

MAURICE.

Lui ! que veux-tu dire ?

LÉA.

Eh bien, tout à l’heure, quand tu t’es éloigné, cet homme est venu, qui m’a saisie dans ses bras... il voulait m’entraîner... À mes cris, mon père est accouru...

MAURICE.

Je comprends ; pour t’arracher de ses mains, Nathan l’aura frappé... – Mais on vient... silence !

BEN AÏSSA.

Du secours ! du secours !

 

 

Scène IX

 

MAURICE, LÉA, BEN AÏSSA, UN OFFICIER DE SPAHIS suivi de son escouade

 

L’OFFICIER.

Quel est ce bruit ?... Qu’y a-t-il ?

Apercevant Ben Aïssa.

Un homme qui se meurt !...

BEN AÏSSA, soulevé par les spahis.

Oh !... vengeance, vengeance !

L’OFFICIER.

Quel est ton meurtrier ? Parle, nous te ferons justice.

BEN AÏSSA, à part, regardant Maurice et Léa.

Oh ! mourir peut-être, et les laisser ensemble !...

L’OFFICIER.

Voyons, réponds... Quel est ton assassin ?

BEN AÏSSA, désignant Maurice.

Le voilà !

Léa jette un cri de stupéfaction.

MAURICE.

Moi, misérable ! et qui aurait pu me pousser à ce crime ?

BEN AÏSSA, se relevant tout à fait.

La jalousie... nous aimons fous deux cette femme...

LÉA.

Tu mens ! ce n’est pas lui...

MAURICE, bas, l’interrompant.

Tais-toi !... tu ne peux accuser ton père !

À l’Officier.

Je suis prêt à vous suivre.

 

 

ACTE V

 

Un chemin qui borde le ravin de Constantine, du côté des chutes du Roummel. En perspective, des rochers coupés à pic ou surplombant. À droite, le chemin s’escarpe pour monter vers la ville. Lever de soleil.

 

 

Scène première

 

BOU TALEB, LÉA, KABYLES

 

Bou Taleb est assis avec l’un des Kabyles au pied d’un arbre ; les autres sont couchés sur le bord du chemin ; Léa est à droite, endormie.

BOU TALEB.

Le jour... voici le jour...

À ses hommes.

Allons ! vous autres, debout ! c’est assez dormir.

LE KABYLE.

Levez-vous, levez-vous... Le soleil monte derrière le Mansourah... Les portes de Constantine doivent être ouvertes. – Voyons, toi, tu finiras ton rêve ce soir !

BOU TALEB, au Kabyle.

Tu m’as bien entendu, n’est-ce pas ? Il faut renoncer, pour le moment, à toute tentative d’insurrection, et, quoi qu’il nous en coûte, obtenir l’âman des Français... Cela nous donnera le temps de faire en secret nos préparatifs, et de mieux organiser notre attaque.

LE KABYLE.

J’ai compris tes intentions.

BOU TALEB.

Si les Français exigent que le principal instigateur de cette révolte leur soit livré, tu sais ce qui a été convenu entre nous, et ce que tu dois leur répondre...

LE KABYLE.

Il sera fait comme tu l’as dit. Mais pourquoi ne vas-tu pas toi-même débattre des conditions du traité ? Plus habile que moi, tu en obtiendrais de meilleures...

BOU TALEB.

Non... je ne veux avoir aucun rapport avec ces Chrétiens... un ennemi à qui l’on parle devient un homme, presque un frère, et je dois toujours les haïr ! D’ailleurs, il n’est pas nécessaire qu’ils apprennent à connaître ma figure... Auteur mystérieux de tous les soulèvements, j’en ai cent fois plus de force ! Va ! et reviens me trouver quand ta mission sera remplie. Je t’attendrai sous la première arche du Roummel.

Les Kabyles s’éloignent par la droite. À lui-même.

Ah ! j’oubliais...

S’approchant de Léa.

Femme, éveille-toi...

LÉA.

Où suis-je ?... Qui m’appelle ?

BOU TALEB.

Tu avais demandé comme une grâce de rester près de nous jusqu’au jour... Le voici venu... Nous partons ; mais tu n’es qu’à quelques pas de Constantine, et tu ne dois plus rien craindre ?

LÉA.

Non... merci, merci...

BOU TALEB.

Qu’Allah te conduise donc !

Il descend par le fond dans le ravin.

 

 

Scène II

 

LÉA, seule

 

J’ai dormi... j’ai pu dormir... mais cruel affreux sommeil ! quel rêve épouvantable !... Je voyais Maurice... il était là, silencieux, devant ses juges... devant cet homme, qui l’accusait en montrant sa blessure... et nulle voix ne s’élevait pour le défendre ! J’essayais d’appeler mon père... mes cris mouraient étouffés dans ma poitrine... et mon père ne venait pas, et Maurice était condamné !

Se levant avec agitation.

Condamné ? lui ? Non, non, il ne l’est pas encore... Tout cela n’était qu’un rêve... oui, tout... excepté l’absence de mon père, qui n’est, hélas ! que trop réelle !... Parti, mon Dieu ! parti !... oh ! niais il ne peut être loin de Constantine, et Yacoub sera parvenu à le rejoindre... si pourtant, dans sa haine contre Maurice, il allait refuser de venir au rendez-vous que je lui assigne ? si cet horrible rêve devait se réaliser ?... Oh ! jamais ! jamais ! plutôt alors dénoncer le vrai coupable !... Mais que dis-je ? dénoncer mon père ? l’accuser à la face de Dieu et des hommes ?

Après un silence.

Eh bien ! n’a-t-il pas brisé lui-même tous les liens qui nous unissaient ? ne m’a-t-il pas reniée pour sa fille ?... Oui, je n’ai plus maintenant qu’un devoir, c’est de sauver Maurice ! si je me trompe et si le ciel me condamne, qu’il ramène mon père ou qu’il fasse un miracle... Mais, plutôt que de voir périr l’innocent je parlerai, je dirai tout !...

Elle va pour sortir.

Insensée !... Et qui voudra me croire ? Ai-je seulement le droit d’être entendue ? ne suis-je pas morte au monde ?... Ah ! pourquoi ne m’a-t-on pas tuée tout à fait ?... Mais non, mon Dieu, pardonnez-moi ! je blasphème votre bonté ! Mon père viendra... vous me l’enverrez... Oui, oui, allons l’attendre sous la porte d’El-Kantara, et d’abord oh ! d’abord, sachons ce qu’est devenu Maurice.

Elle se dirige vers la droite.

 

 

Scène III

 

LÉA, KADIDJA

 

KADIDJA, à part.

C’est elle !

Haut, et allant à Léa.

Arrête !

LÉA.

Que me veux-tu ?

KADIDJA.

Il y a là-haut un homme accusé de meurtre, un homme qui va être condamné, car nos khalifats se sont émus du crime, et demandent qu’il soit fait un exemple.

LÉA.

Hélas ! cet homme est innocent !

KADIDJA.

Innocent ou coupable, qu’importe ? L’aimes-tu ?

LÉA.

Si je l’aime !

KADIDJA.

Es-tu prête à tout faire pour le sauver ?

LÉA.

Je suis prête à mourir !

KADIDJA.

Il faut vivre et renoncer à lui !

LÉA.

Que veux-tu dire ? explique-toi...

KADIDJA.

Eh bien ! fais un de ces grands sacrifices que la passion inspire... qu’elle commande aux nobles âmes ! Ben Aïssa, celui qui a été frappé, celui qui accuse, est mon frère. Il a mis en toi tous ses désirs, toutes ses espérances, toute sa vie... ne le repousse plus et Maurice sera justifié !

LÉA.

À un tel prix ? jamais ! jamais !

KADIDJA.

Et tu dis que tu l’aimes ? tu crois que c’est là de l’amour ?... Non, non, car je sens, moi, que je n’hésiterais pas !

LÉA.

Toi ?...

KADIDJA.

Oui, moi qui suis pourtant dédaignée de lui !

LÉA.

Dédaignée... Ah ! ce mot m’éclaire... Je comprends : tu es ma rivale, tu veux m’éloigner de Maurice ! Et, quand ta bouche ne t’aurait pas trahie, à ton empressement étrange, à ce dépit que tu ne peux cacher, au trouble même de mon cœur, je t’aurais devinée déjà !...

KADIDJA.

Tu te trompes ! je suis maintenant au-dessus de ces jalousies vulgaires. Maurice, que tu le sauves ou non, et à jamais perdu pour moi... Hier, au moment où les gardes le conduisaient à la Kasbah, je l’ai vu je lui ai parlé, il a détruit mon dernier rêve ! Je sais que ta mort même ne m’ouvrirait pas son cœur... Ainsi, tu peux m’écouter sans défiance, je ne suis plus ta rivale... Il n’y a que ton dévouement qui puisse égaler ma résignation !

LÉA.

Mensonge ! tu l’aimes toujours... oui, oui, tu l’aimes trop, ne me dis pas que tu es résignée ! Quand on a dans le cœur un amour sans espoir, on ne se résigne pas, on meurt... Tu vis ! c’est que tu espères encore ! et ce sacrifice que tu oses me conseiller ne serait pour toi qu’un triomphe !

KADIDJA.

Ah ! mon triomphe, doux et cruel à la fois, ma consolation dans ma douleur, c’est de voir que je l’emporte sur toi en courage et en abnégation !

Mouvement de Léa.

Tiens, veux-tu que je te dise ? à quelques mots échappés à mon frère, j’ai cru comprendre que Maurice n’est pas coupable Le nom du vrai meurtrier, tu le connais, j’en suis sûre, et tu le caches !

LÉA, à part.

Ciel !

KADIDJA.

Pourquoi cela ? je ne sais... mais il y a au monde quelque chose que tu mets au-dessus de ton amour !... Oh ! moi ! je lui sacrifierais tout, religion, honneur, patrie, famille... et cependant, je ne suis pas aimée !... Oui, un sacrilège, un crime, pour sauver Maurice, je le commettrais sans hésitation, sans remords... et cependant, cependant, je ne suis pas aimée !

LÉA, à part.

Quelle passion ! quel langage ! il me fait douter de moi... Mais non... c’est une femme barbare qui n’écoute que ses sauvages instincts, qui veut m’entraîner dans une voie fatale...

À Kadidja.

Laisse-moi ! laisse-moi !...

KADIDJA.

Non... Tout à l’heure, je t’ai méconnue, accusée... pardonne-moi, j’ai eu tort... tu es capable de grandes choses !... Pour te rapprocher de ton amant dans ce monde, pour te retrouver plus tard avec lui dans le même ciel, tu as renoncé à ta religion, aux prières que tu récitais depuis ton enfance... Fais plus encore ! renonce à ton amour, à tes rêves de bonheur... accomplis le sacrifice dont je t’envie les angoisses... et, s’il est au-dessus de tes forces, en bien ! tu mourras après, voilà tout !

LÉA.

Démon tentateur, ne m’éprouve pas davantage Tu ne me pousseras pas au crime : je suis Chrétienne, je suis forte !... Oui, tu l’as dit, il y a quelque chose que je mets au dessus de mon amour, et je m’en glorifie, et j’en rends grâce au Dieu que je sers, à ce Dieu dont la loi m’a été révélée... il est bon, il est juste, il sauvera l’innocent !

Elle sort rapidement par la droite.

 

 

Scène IV

 

KADIDJA, puis BEN AÏSSA, KABYLES

 

KADIDJA.

Partie ! plus d’espoir !... Elle n’a dis su comprendre... ou plutôt le courage lui a manqué... et c’est elle qu’il préfère ! Ô Maurice ! que ne m’est-il donné de me dévouer pour toi ? tu saurais si celle que tu repousses était digne de ton amour !...

Ben Aïssa entre soutenu par deux Kabyles et suivi de trois autres.

Ben Aïssa, aux hommes qui le soutiennent. Laissez-moi... je puis marcher sans aide...

Bas, à Kadidja.

Eh bien ?

KADIDJA.

Je l’ai vue.

BEN AÏSSA.

Qu’a-t-elle dit ?

KADIDJA.

Elle refuse.

BEN AÏSSA.

Quoi ! devant le danger qui menace son amant ?

KADIDJA.

J’ai supplié, adjuré, pleuré ; vains efforts ! elle n’a rien voulu entendre...

BEN AÏSSA.

Vengeance donc ! vengeance ! – Où est-elle ? réponds !

KADIDJA.

Elle était ici tout à l’heure.

BEN AÏSSA.

Ici ! et tu l’as laissée partir ?... n’importe je saurai la retrouver...

Aux Kabyles, restés à l’écart.

Écoutez-moi...

Au moment de leur parler, jetant un cri de douleur.

Ah ! cette blessure...

KADIDJA.

Grand Dieu, il faiblit !

BEN AÏSSA, se remettant.

Non, non... ce n’est rien...

Aux Kabyles.

Écoutez donc, et retenez bien mes paroles... Toi, Ben Saïd, tu vas t’aller poster près de la porte d’El-Kantara... Dans quelques instants une femme voilée s’arrêtera sous cette porte... Tu l’aborderas en lui demandant si elle vient pour le Juif...

KADIDJA, à part.

Que signifie ?...

BEN AÏSSA.

Sur sa réponse affirmative, tu lui ordonneras de te suivre, et tu la conduiras à l’endroit convenu, et où vous attendrez, vous autres, prêts à exécuter les ordres que je vous ai donnés... Si elle crie, vous la bâillonnerez.

KADIDJA, de même.

Est-ce un enlèvement ?

BEN AÏSSA.

Je n’ai pas besoin de vous dire quelle est cette femme ; vous ne devez même pas chercher à le deviner... Qu’il vous suffise de savoir que votre cheik a le droit d’agir comme il le fait... Vous m’avez entendu... allez !

Les kabyles s’éloignent ; un seul reste au fond.

 

 

Scène V

 

KADIDJA, BEN AÏSSA, UN KABYLE

 

KADIDJA.

Quel est ton projet ? que veux-tu faire ?... C’est Léa qu’ils vont saisir ?

BEN AÏSSA.

Oui. Léa, qui sera mon otage... Léa, pour laquelle je n’ai plus que la haine au cœur, et qui doit, elle-même, assurer ma vengeance !

KADIDJA.

L’assurer... comment ?

BEN AÏSSA.

Elle avait écrit à son père pour le prévenir de l’arrestation de Maurice, et réclamer son appui... J’ai fait embusquer mes hommes, qui se sont emparés de la réponse de Nathan, qu’un nègre muet rapportait à Léa... Le Juif annonce qu’il revient sur ses pas...

KADIDJA.

Ciel ! et qu’espère-t-il ?

BEN AÏSSA.

Ne l’as-tu pas déjà compris ? justifier celui que j’accuse, l’arracher à la mort...

KADIDJA.

Il le peut donc ?

BEN AÏSSA.

Oh ! mais cela ne sera pas... non... non ! Je l’attends au passage... il n’ira pas plus loin ; car je tiens sa fille, et, en sauvant Maurice, c’est elle qu’il perdrait pour toujours !

KADIDJA.

Qu’oses-tu dire ? Il vient pour sauver Maurice, et tu veux l’en empêcher ?... Tu ne sais donc pas qu’au prix de mon sang, je rachèterais moi-même la vie de ce Français ? tu ne sais donc pas que je l’aime ?

BEN AÏSSA.

Si je le sais...

KADIDJA.

Eh bien ! cela ne t’arrêtera-t-il pas ?... le désespoir d’une sœur ne pourra-t-il te fléchir ?... Oh ! tu as bien souffert sans doute... tu souffres bien encore, je le sens par moi-même, car tes tourments sont les miens ! Mais à quoi bon cette vengeance stérile ? Frère, la douleur d’aujourd’hui serait du remords demain !... Au nom du ciel, je t’en supplie, épargne-le, qu’il vive ! je l’aime ! je l’aime !

BEN AÏSSA.

Eh ! que m’importe à moi ?

KADIDJA.

Oh ! oui, je te prierais en vain, tu es sans pitié !... Mais je cours au devant de Nathan...

BEN AÏSSA, lui barrant le passage.

Malheureuse ! ne le tente pas... j’aurais encore assez de force pour t’en faire repentir...

KADIDJA.

Et je te laisserais accomplir cette odieuse vengeance ?... Non, non, je saurai m’y opposer ! Comment ? je l’ignore... Mais mon amour m’inspirera !

Elle s’échappe par la droite.

BEN AÏSSA.

Va, toutes mes mesures sont bien prises et je ne crains rien de toi !...

Avec douleur, posant la main sur sa poitrine.

Je tremble plutôt de voir ma vie s’échapper par cette plaie ouverte... Mourir, sans être vengé ! oh ! cela ne se peut pas... non... non... la fièvre me soutiendra jusqu’à l’arrivée de Nathan... – Qui vient là ?

LE KABYLE, regardant à droite.

Une troupe de Juifs... des rabbins à leur tête. Quelque cérémonie sans doute... En effet, c’est le jour où ils vont, sur les bords du fleuve, faire leurs ablutions et leurs sacrifices.

BEN AÏSSA.

Hasard inespéré ! si Nathan pouvait paraître en ce moment !

Il va jeter un coup d’œil à gauche, tandis que la procession juive descend lentement de l’autre côté ; plusieurs rabbins marinent en avant ; l’un deux tient un livre ouvert à la main ; viennent ensuite deux esclaves portant sur leurs épaules le bouc expiatoire.

 

 

Scène VI

 

BEN AÏSSA, RABBINS, JUIFS et JUIVES, puis NATHAN, suivi de ses SERVITEURS

 

PREMIER RABBIN, lisant.

Le souvenir de la désolation vit dans la mémoire d’Israël... Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma droite s’oublie !

BEN AÏSSA.

Ah ! c’est lui, c’est lui !

Nathan entre par la gauche, au moment où la tête de la procession atteint le milieu du théâtre.

LES JUIFS, l’apercevant.

Nathan !...

PREMIER RABBIN, à Nathan.

Pourquoi ce brusque retour ?

NATHAN.

Un motif impérieux et sacré, un devoir d’honneur, me rappelle à Constantine... Il s’agit de vie et de mort ! Laisse-moi continuer ma route !...

Il se dirige vers la droite.

BEN AÏSSA, se plaçant devant lui.

Arrête !

NATHAN.

Qui donc a le droit de me barrer le chemin ?

BEN AÏSSA.

Moi ! et je te défend de faire un pas de plus.

NATHAN.

Arrière !... Mais je ne me trompe pas... je te reconnais... Tu es l’homme avec qui j’ai lutté dans cette nuit fatale !

BEN AÏSSA.

Tu l’as dit : je suis cet homme.

NATHAN.

Et c’est toi qui oses accuser un innocent ?

BEN AÏSSA.

Que t’importe ?

NATHAN.

Il importe à ma conscience, au repos de ma vie... Je le justifierai !

BEN AÏSSA.

Non !

NATHAN.

Je n’ai pour cela qu’un mot à prononcer...

BEN AÏSSA.

Tu ne le prononceras pas !

NATHAN.

Par Jehova, je ferai hautement ma déclaration devant tous !

BEN AÏSSA.

Je t’en défie !

NATHAN.

Qui pourrait m’en empêcher ?... Défendre une femme contre les violences d’un ravisseur, ce n’est pas un crime, c’est un devoir !

BEN AÏSSA.

Oui, voilà ce que tu diras, Juif... mais cette femme, que tu connais, tu n’oseras pas la nommer ! et je dirai, moi, que c’était une femme adultère que je poursuivais comme cheik de tribu, comme j’en avais le droit, et que tu voulais soustraire à un châtiment mérité !

NATHAN.

Eh bien ! les hommes jugeront entre nous... Quelquefois Dieu les éclaire !

À ses Serviteurs.

Partons !

BEN AÏSSA.

Attends ! un mot encore qui va te clouer les pieds au sol !

Lui montrant de la main un des rochers de droite.

Là-haut, sur ce rocher, des gens de mon douas tiennent suspendue au bord de l’abîme, prêt à la lancer au torrent, la femme que tu as défendue contre moi !

NATHAN, avec terreur.

Ah !

BEN AÏSSA.

Ose poursuivre ta route, et je donne le signal !

NATHAN, à demi-voix.

Non, non... tu ne le donneras pas... ce serait épouvantable !... Elle n’est pas là... tu veux te jouer de moi !

BEN AÏSSA.

Je veux que tu laisses condamner ce Français !

NATHAN, se cachant la figure de ses mains.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

PREMIER RABBIN, à Nathan.

Mais, d’où peut naître un pareil trouble, et que t’importe, après tout, cette Musulmane, cette femme idolâtre ? Quelle périsse, si elle est coupable ! C’est l’innocent que tu es venu défendre, c’est lui qu’il faut arracher à la mort !

NATHAN.

Hélas !

PREMIER RABBIN.

Il y va de ton honneur, tu nous l’as dit : hâte-toi donc !

BEN AÏSSA, barrant de nouveau la route.

Malheureux ! ne le forcez pas à partir !

PREMIER RABBIN.

Laisse-nous !

BEN AÏSSA.

Ne l’y forcez pas, vous dis-je ! car cette femme n’est pas une Musulmane... c’est une Juive ! c’est sa fille !

TOUS.

Sa fille !

NATHAN, à part.

Ah ! perdu ! perdu !...

BEN AÏSSA.

Oui, sa fille, qu’il a fait passer pour morte, afin de la donner à ce Chrétien qu’il veut sauver !

PREMIER RABBIN, à Nathan.

Léa... dont nous avons suivi les funérailles... elle serait vivante !... Tu nous aurais trompés à ce point ! Tu en aurais imposé à tes frères, toi qu’ils ont revêtu d’un caractère sacré ?

NATHAN.

N’écoutez pas cet homme... c’est le délire de la fièvre qui le fait parler... il est fou ! il ment !

BEN AÏSSA.

Non, non ; regardez son trouble, sa pâleur, tout le trahit, tout prouve que je dis vrai... l’imposteur, c’est lui !...

NATHAN.

Calomnie !... je n’ai plus de fille, vous le savez tous... je suis maintenant seul au monde !... Ce misérable m’accuse aujourd’hui comme hier il en accusait un autre... c’est de la démence, vous le voyez bien !

PREMIER RABBIN.

Alors, ne te laisse pas arrêter par de vaines menaces... accomplis sans peur le devoir qui te fait retourner dans une ville que la douleur t’avait rendue odieuse !

NATHAN, à part.

Seigneur ! Seigneur ! quelles angoisses ! d’un côté, le déshonneur ! de l’autre, le désespoir ! Ma vue s’éteint... mes genoux chancellent... ma tête s’égare...

PREMIER RABBIN.

Allons ! n’hésite pas davantage...

BEN AÏSSA.

Prends garde !

PREMIER RABBIN.

N’hésite pas, ou nous croirons que cet homme a dit vrai ! et nous dénoncerons ton mensonge devant la synagogue, qui rayera ton nom de la liste des rabbins !

NATHAN, après un moment de lutte avec lui-même.

Dieu de mes pères ! encore ce sacrifice à ta gloire !

Il fait quelques pas en avant.

BEN AÏSSA.

Qu’elle meure donc !

Il tire un coup de pistole ; tout le monde s’arrête en jetant un cri ; on voit un corps de femme tomber dans le ravin.

NATHAN, avec explosion.

Ah ! j’ai tué mon enfant ! ma Léa, ma fille, c’était elle !

TOUT LE MONDE.

Sa fille !

NATHAN.

Que m’importe à présent de le dire ?... je voudrais me taire que je ne le pourrais plus... Je sens éclater en moi comme une voix nouvelle, puissante, irrésistible... c’est mon cœur qui s’ouvre et qui crie !... Mon Dieu, je me croyais fort, je n’étais que barbare ! punissez-moi ! je suis un assassin !

Il tombe anéanti entre les bras des Rabbins et de ses Serviteurs.

BEN AÏSSA, d’une voix sombre.

Allons, point de remords... si je l’ai perdue, au moins elle ne sera pas à un autre !

À Nathan.

Juif, je vais t’attendre au pied du tribunal... ose venir y dénoncer ton crime : je prouverai que Maurice d’Harvières en a été le complice, et tu n’auras sauvé ni lui ni ta fille !

Il va pour sortir.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MAURICE, LÉA, CHASSEURS D’AFRIQUE, puis BOU TALEB, suivi de KABYLES

 

MAURICE, à Ben Aïssa.

Tu te trompes, Ben Aïssa ! nous voici tous deux !

TOUT LE MONDE, avec étonnement.

Léa !

Ben Aïssa recule terrifié.

NATHAN, s’élançant vers Léa et lui ouvrant ses bras.

Ah ! elle vit ! elle vit !

LÉA.

Mon père !...

BEN AÏSSA, d’un air égaré.

Oh ! ce n’est pas elle... mes yeux m’abusent...

NATHAN.

Oui, ton père... appelle-moi ton père... Que m’importe ta faute ? je ne m’en souviens plus, j’ai tout oublié, tout... si ce n’est que tu es ma fille et que rien, dans ce monde, ne doit me séparer de toi !...

BEN AÏSSA, remontant tout à coup vers le fond.

Mais qui donc est tombé dans le gouffre ?

MAURICE, l’arrêtant.

N’essaye pas de fuir... tu es mon prisonnier... car tes frères eux-mêmes, en venant demander l’âman, ont livré ta tête pour rançon, et le bras qui t’a frappé, quel qu’il soit, n’a fait que devancer celui de la justice !

BEN AÏSSA, essayant d’écarter les Chasseurs qui l’entourent.

Laissez-moi... laissez-moi... je veux savoir...

BOU TALEB, montant du fond.

Tu veux savoir qui a été jeté à l’abîme ? Regarde !

Il lui montre des Kabyles qui le suivent portant une femme inanimée dans leurs bras.

BEN AÏSSA, avec désespoir.

Ma sœur ! ma sœur !... oh ! je suis maudit !...

Il arrache l’appareil qui couvrait sa blessure, et tombe près du corps de Kadidja. En reconnaissant la jeune Kabyle, Léa s’agenouille devant elle ; Maurice détourne les yeux avec tristesse ; Nathan lui prend la main.

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